«Pour moi le seul progrès réside dans la profondeur, le sens et la simplicité. »
Arvo Part.
Très peu de travaux ont été consacrés au chant bédouin du sud-centre et sud-centre-est algérien, appelé communément chant saharien, ou plus spécifiquement «aiyaï», ainsi dénommé par la formule interjective et répétitive par laquelle sont scandées toutes les chansons du genre et qui exprime la mélancolie propre, musicalement et poétiquement, à la chanson bédouine.
Cet article n’a pas d’autre ambition que d’être une introduction succincte, bien que générale, à un genre musical injustement négligé et considéré trop souvent comme mineur malgré toute sa richesse et la qualité de ses talentueux interprètes.
En effet, qui ne connaît l’exceptionnelle voix de Khelifi Ahmed, celle de R. Driassa, la puissance et la présence vocale et interprétative particulière d’un El Bar Amar ou les qualités poétiques et musicales d’un Rahab Tahar? Malgré cela la chanson aiyaï demeure un objet d’apparat que l’on exhibe de temps à autre, l’espace d’une manifestation officielle, mais que l’on maintient soigneusement confiné, pour l’essentiel, au rang de folklore, avec tout ce que cela implique comme connotations péjoratives. Alors que dans la musique arabe, «les deux langages musicaux, savant et populaire, non seulement coexistent mais se mêlent en une synthèse harmonieuse » , il est l’objet d’une double déconsidération:
- d’une part, par l’orthodoxie littéraire qui estime que la tradition poético-lyrique bédouine, celle de «melhoun (1)» – corps textuel de ce chant – va à l’encontre des canons de la poésie arabe classique et, d’autre part, par l’orthodoxie religieuse qui pense que la pureté est autant de religion que de langue.
-déconsidération aussi du chant lui même, de sa musique, par la culture citadine qui a pour ce genre le dédain du «hadhri (2)» pour le «bédoui (3)».
Pourtant ce chant est un genre musical à part entière. Et peut-être vaudrait-il mieux parler d’ailleurs de genre poético-musical tant la limite entre poésie et musique est mince. Certains, à l’instar de Ahmed Ben-naoum ou Mohamed Lamine vont même jusqu’à dire qu’en melhoun, le poème est composé pour être chanté, non pour être récité. La déclamation est inconnue chez les bédouins, et penser aux paroles, c’est instinctivement penser au chant. Le texte est certes écrit indépendamment d’un processus musical, mais le poète projette immédiatement le poème dans une structure musicale dès le premier vers qui sert d’ailleurs souvent de titre à la chanson. En somme, bien que la liaison poésie-musique fasse encore malgré tout débat sur certains de ses aspects, et notamment sur son caractère naturel, on peut soutenir avec A. Benmoussa que « comme réalité prouvée, il est possible de dire que l’indissociabilité des deux éléments paroles-musique demeure complète dans l’esprit des poétes-chanteurs, amateurs ou professionnels, du genre « aiyai« ».
«Leklam sel’ a ouel guerdjouma tbi’ou» (le texte est une marchandise et la gorge – la voix – le vend (4)). La preuve en est dans la cohérence et l’homogénéité entre la métrique du vers et l’équilibre interne de la mélodie.
Fondé donc autant sur le texte poétique que sur la musique, le genre aiyaï renvoie, dans cette indistinction même, au mode de vie nomade qu’il exprime. Son espace géographique recoupe en gros une zone délimitée au nord par une ligne M’sila-Tiaret et au sud par un arc de cercle allant de Biskra à El-bayedh en passant par Laghouat ou même El Goléa. Les confédérations de tribus vivants dans cet espace ont été le berceau et le noyau central dans lequel s’est constitué cette tradition. Le terme de «babouri (5)», par exemple, serait lié, selon Rahab Tahar, aux monts des babors, au nord de Bou-Saada, et le terme de «gharbi (6)», déjà utilisé par Bela Bartok pour désigner un genre musical qui, selon sa description, pourrait s’apparenter au aiyaï, évoque pour une grande partie des poètes et musiciens de cette tradition (7) ce qui se chante à l’ouest de Biskra, extrême est des limites géographiques de la région où se chante le aiyaï, dans une zone incluant Sidi-Khaled, Ouled-Djellal, Bou-Saada, Djelfa, etc. Frontalier autant avec le bédouin oranais à l’ouest, dont il se différencie notamment par des caractéristiques musicales plus amples, qu’avec le chaoui (8) des Aurès ou le sraouin du sétifois, il s’est cependant étendu comme pratique musicale ou tout simplement festive autant au nord qu’au sud, à l’est qu’à l’ouest de son espace d’origine, si bien qu’il n’est pas rare de voir des chanteurs de aiyaï se produire à certaines occasions à Bouira, Tiaret ou dans la région de Sétif .
Autant par les textes que par la musique, le aiyaï dit le mode de vie nomade des bédouins de l’atlas saharien, continuellement en voyage entre steppe et oasis. Les textes des poètes contiennent presque toujours une partie consacrée au «parcours » et souvent, chez chaque poète, un texte au moins décrit un itinéraire. Ces poèmes sont d’ailleurs souvent l’occasion de chanter une manière d’exil et de nostalgie des espaces sahariens glorifiés par rapport au nord, le tell. On peut citer par exemple le célèbre texte de Cheikh Smati (poète de la région de Sétif, au début du XXe siècle) chanté par Khlifi Ahmed :
Rabbi sidi talet el ghorba biya … Ayani dhe tell rouhi dhaket fih
(Ô mon dieu, mon exil a trop duré. . . Ce tell me fatigue et je m’y ennuie)
et plus loin:
Men Merriouet nou ‘ougbou el Hayhaya … Ouen dahem satarnou (9) oueslahi fih
Diwan el ‘Eulma ou Bazer (10) ya khouya … ou nerfed menhoum fatha ouen zid elhih
Nou’goub lelkherba djifi mahouaya ou … Ain Azel n’dahmou sabeh narouih
Nakhlat M’doukal banou djebbaya etc.
(de Merriouet nous allons à el-Hayhaya … et je passe à Saint- Arnaud, pour mon bien
Profiter des vertus d’el-’Eulma et de Bazer, mon frère … je fais une prière avant
de pousser plus loin.
Je passe à El Kherba, pour mon plaisir … et à Ain Azel, de bon matin, pour l’abreuver (11)
Les palmiers de M’Doukal m’ apparaissent alors au loin etc. (12) )
Ou bien le chef-d’œuvre de Ben Guittoun, Hizya
Fettell m’sayfine djina mahdourine … lessahra kasdine naw ettaouya
Sagou djhaf ettlal hattou Aïn-Azel … Sidi Lahcène g’bal ouezzarga hya
Kasdou Sidi S’id ouel Metka’ouek zid… M’Doukal el djerid fiha ‘achaya
Rakou chaou essbah ki habbet leryah .. Sidi-M’hammed chbah ardou ma’ fia
Menha sakou ledjhaf hattou fel Mekhraf … lazreg louken sef yethaoua biya
B’nessghayer ksad bmouchem la’dhad … ba’d en kat’ou loued djaou m’a el-Hania
Hattou rouss edjbal fi sahet larmel … ouatn Ouled djellal guenneg el mechia
Menha rahlou nness hatou fel Besbes … bel Hrimeku kias bekhti Hayzya.
(Après avoir passé l’été dans le Tell, nous redescendîmes vers le sahara, ma belle et moi
Ils ont conduit les palanquins des belles, et ont campé à Aïn-Azel, face à Sidi-Lahcène et à Zerga.
Ils se sont dirigés vers Sidi-S’id, vers el-Metka’ouek, puis sont arrivés le soir à M’Doukal.
Ils sont repartis de bon matin, au lever de la brise, vers Sidi-M’hamed, ornement de cette paisible contrée
De là, ils ont conduit les litières à el-Makhraf. Mon cheval, tel un aigle, m’emporte dans les airs, en direction de Bensghayer, avec la belle aux bras tatoués.
Après avoir traversé l’oued ils sont passés par el-Hania.
Ils ont dressé leurs tentes à Rous et-Toual, près du désert. L’étape suivante mène à Ouled-Djellal.
De là, ils se sont dirigés vers el-Besbes, puis vers el-H’rimek, avec ma bien-aimée Hayzya (13)).
L’itinéraire, autant que le patronyme ou le lieu d’implantation désigne la tribu et l’espace dans lequel elle se déplace. Et c’est ce déploiement dans l’espace, repérable autant dans la poésie que dans la musique, qui caractérise ce chant dont l’écoute offre une vraie sensation de voyage.
Car la musique aussi y est déploiement. Elle est sans brisure, sans cassure. Quand ils parlent du aiyaï, les poétes-chanteurs ou les musiciens nomades ne pensent jamais au rythme; ils différencient leur chant du chant rythmé. Belguendouz, barde de Djelfa, avec beaucoup d’autres, soutient que: «El aiyai h’oua b’la mizan» (le aiyai est un air sans rythme). Rares sont les chansons rythmées. Bien qu’elles disposent de cadences élaborées et bien agencées, la majorité des pièces ne recourent pratiquement jamais au «mizan» (rythme). Elles se développent uniquement dans une mélodie qui se caractérise, par rapport au chant citadin, par de longues et lentes mélopées, souvent tristes ou mélancoliques, mais dont l’effet est saisissant. L’absence de rythme est à l’image de ces vastes espaces continus, sans aspérité, sans relief, avec seulement des ondulations que les mélodies restituent par des modulations continuellement répétées, mais avec, à chaque fois, des nuances différentes. Elle renvoie également au mode de vie qui s’écoule, continu, rythmé seulement par les cadences naturelles. Comme dans le chant, le temps réel dans ces lieux n’est pas coupé en séquences. Ni la mélodie, ni l’espace, ni le temps ne sont morcelés. Ils s’écoulent, sobres et dépouillés. Rien mieux que le aiyai, dont la structure mélodique traduit l’atmosphère intemporelle du désert, ne saurait rendre la vérité et la profondeur de ces contrées. Par son amplitude et son déploiement sans cesse recommencés, par sa sobriété et son dépouillement, ce genre exprime l’étendue des espaces dont il est issu. Avec une musique épurée à l’extrême le aiyai est, à l’image de ses terres, un chant de «l’ouvert»
Certes, quelques morceaux, célèbres notamment grâce à Khelifi, Ababsa (hayzya), ou El Bar Amar (ras b’nadem), associent mélodie et rythme. Dans ce cas, c’est plus l’imaginaire porté par les textes qui renvoie au aiyai que la mélodie elle-même, car cette dernière est plutôt construite selon une orchestration «açri (14)», même si elle reste d’inspiration saharienne. D’ailleurs, à part quelques rares pièces, la grande majorité des chansons rythmées relèvent plus du répertoire religieux (medh).
L’exception la plus notable est bien sûr le célèbre poème de Mohamed Ben-Guittoun, Hayzya dont il existe au moins quatre interprétations :
Khelifi Ahmed et El Bar Amar la chantent uniquement avec flûtes et bendir.
Ababsa avec orchestre (à dominante cordes : ‘ud-luth- et violon) Édition complète Ici)
R. Driassa soit avec flûte et bendir soit avec orchestre.
Il faut dire que ce monument de la chanson algérienne, tous genres confondus, se rattache au genre bédouin autant par le poème, d’une très grande beauté et d’une profonde sensibilité, construit selon les canons classiques de l’élégie, que par la musique, dont le thème et le mode s’enracinent totalement dans le genre aiyai. Cette chanson reste l’un des joyaux du patrimoine saharien.
Proche de la vie quotidienne, la poésie melhoun du aiyai tire de son environnement et des conditions d’existence des populations nomades toute l’inspiration qui l’irrigue. L’humilité tout autant que le courage, et surtout la patience et l’endurance sont des valeurs très souvent chantées :
« la touknout ya khatri sa’af lakda … ouetmahel lemsayeeb edahr el fani».
(Ne désespère pas, mon cœur obéis au destin! … Et incline toi devant les rigueurs du temps éphémère. A. Ben Kerriou)
Les animaux aussi sont souvent sollicités : si le chameau, et surtout le cheval, représentant toute la symbolique chevaleresque, sont très présents dans cette poésie, la gazelle, ou bien le pigeon et la colombe, fidèles messagers du poète amoureux ont aussi leur place. Car bien que la thématique du melhoun s’organise autour de la totalité de l’imaginaire bédouin et pastoral et comprend aussi bien des poèmes liturgiques et religieux (medh) ou épiques, des chants d’exil et de nostalgie, des élégies, le thème de l’amour reste l’axe central de tous les poètes du genre. Même lorsque la lettre du texte chante l’amour mystique du prophète par exemple, le sens caché renvoie souvent à l’amour de la bien-aimée. La coexistence religieux-profane caractérise d’ailleurs beaucoup de morceaux de la production poétique bédouine. Imposée par le puritanisme de la société musulmane traditionnelle, elle requiert alors toute la force et la virtuosité du poète pour évoquer, sous forme allusive, des sentiments amoureux tout en usant d’images religieuses. Le chantre le plus en vue du poème d’amour reste le grand poète de Laghouat Abdallah Ben Kerriou (1869 ou 1871/1921). Voici ce qu’écrit à son sujet A. Benmoussa :
« Une démarche poétique qui donne à l’amour une toute autre dimension: il prend l’allure de perfectionnement moral, une voie obligatoire qui conduit à la pureté de l’âme et c’est parce que sa valeur morale lui semble capitale qu’il acceptera, sans contrainte ni retouche l’amour avec ses situations contradictoires qui vont de la souffrance totale à la phase de l’extase. Il accepte le destin tel qu’il lui est imposé, mais cela ne l’empêche point du tout d’exprimer les sentiments du cœur meurtri.». Cheikh Si Hamza Boubakeur ne dit pas autre chose lorsqu’il en parle. Pour A. Ben Kerriou dit-il, «l’amour est dés lors une méthode de perfectionnement moral, une voie qui conduit à la pureté de l’âme».
Indiscutablement, l’instrument principal d’accompagnement du aiyai est bien entendu la flûte, appelée «gasba (15)» pour la différencier du «jawak» ou du «f’hel », autres sortes de flûtes utilisées dans les traditions citadines, ainsi que du «ney», plus usité dans les musiques d’inspiration orientale.
Par la fluidité du son ininterrompu qu’il émet, cet instrument rend parfaitement l’atmosphère de continuité intemporelle propre à ce monde. Longtemps le chanteur n’a été accompagné que d’un seul «gassab» (flûtiste). D’après Saad Belgacem, grand gassab professionnel aujourd’hui décédé et qui accompagna les plus grands (Khelifi, El-Bar Amar…), l’introduction d’une deuxième gasba n’est apparue que vers les années 1930. Depuis, la majorité des chanteurs se font accompagner par au moins deux gassab, quand ce n’est pas, comme dans l’orchestre de l’ex RTA (Radiodiffusion-Télévision Algérienne) ou dans certains groupes jouant à l’occasion de manifestations officielles, trois, quatre, voire plus. Toutefois, quel qu’en soit le nombre, une seule doit toujours être l’instrument mélodique «r’kiza», l’autre (ou les autres) jouant le rôle de « r’dif». La gasba r’kiza, qui signifie colonne, support, ainsi dénommée par la fonction de pilier qu’elle occupe dans l’ensemble, jette les bases de la mélodie par l’introduction de la phrase musicale. Elle est en quelque sorte le soliste. La seconde, la gasba r’dif, de radif qui signifie suivant, et par extension accompagnateur, se limite uniquement au jeu de la note principale, en bourdon, « toujours en sorte de pédale continue et sans presque jamais couper le souffle». L’ensemble donne ainsi ce sentiment de continuum, d’enveloppement caractéristique du chant aiyai.
Bien que ni théorisée ni codifiée, la musique bédouine est cependant parfaitement structurée. On peut reprendre, à son sujet les propos de Simon Jargy concernant la musique populaire arabe: «Cette musique se présente sous deux aspects apparemment contradictoires mais qui en réalité se complètent: elle comporte des schémas selon des structures métriques, rythmiques et mélodiques stéréotypées auxquelles doivent se conformer poètes et chanteurs de tous temps et de tous âges; mais elle reste en même temps le fruit d’une improvisation constante et appartient pratiquement à un fonds commun que les générations successives viennent enrichir, mais où chacun vient puiser son inspiration».
Alors qu’une apparente simplicité se dégage du aiyai, il suffit d’approfondir un peu plus l’écoute pour entrevoir la richesse certaine et la grande diversité des nuances et des teintes mélodiques, que l’on reste dans le cadre d’un même naw’ (variété, genre, mode) comme chez les interprètes traditionnels, ou que l’on passe d’un naw’ à un autre, comme dans le répertoire moderne de chanteurs talentueux comme Khelifi ou Driassa. Ces derniers, influencés sans doute par la tradition orientale, usent parfois de modulations pour passer d’un naw’ à un autre, un peu à l’image de la musique arabe d’orient où il est possible de passer par une série de modes, l’un à la suite de l’autre.
Qu’il s’exécute dans son milieu originel, le milieu nomade, ou que ce soit dans un spectacle plus urbain ou institutionnel (orchestre RTA par exemple), le aiyai reste principalement axé sur le chant solo, et une relative liberté est laissée au chanteur qui doit cependant jouir de grandes compétences vocales. La place du chanteur y est par conséquent centrale. Résumant l’évolution de l’interprétation du chant bédouin, A. Benmoussa écrit : « On remarque que la production musicale bédouine était très répandue par l’existence d’un grand nombre de meddah-gawwal (16) qui présentaient leur large répertoire sur les places publiques des villes et des villages du sud Algérien. Ces chanteurs populaires se produisaient en solitaire et s’auto accompagnaient au début par un gumbri ou un rbab (17); puis ils ont remplacé leur instrument par le violon, pour devenir finalement des ghennayines (18) accompagnes par une ou plusieurs gasbat».
Aujourd’hui, la disparition progressive du meddah-gawwal a petit à petit laissé place à un chanteur interprète intégré dans un ensemble musical aiyai. D’une manière générale, on peut distinguer trois catégories dans l’interprétation du aiyai, toutes issues de milieux populaires plus ou moins bédouins :
- Les meddahs ou gawwals, qui se produisent dans les villes et villages à l’échelle régionale, mais rarement au nord : Belfattachah, Belguendouz, Boukrab…
- Les chanteurs amateurs accompagnés de gasbat. Eux aussi ont rarement chanté devant les publics du nord, se produisant le plus souvent dans des festivités bédouines : Smaîn El-Boussaadi, Amar El-Boussaadi. . .
- Les chanteurs qui, tout en étant du même milieu bédouin, ont vu leur écoute et leur notoriété s’élargir à la ville, et même au-delà, à l’échelle nationale : El Bar Amar, Khelifi Ahmed, pour ne citer que les plus célèbres.
Bien évidemment, avant les moyens d’enregistrement modernes, le aiyai n’a été uniquement transmis que par voie orale. C’est surtout par le disque et la radio, à partir des années 30, par l’élargissement du public au delà du milieu d’origine (Bessissa, Haddadi, Haba, Meggari…),et par l’accroissement du nombre des interprètes dont certains atteindront une très grande célébrité, même à l’échelle internationale (Khelifi Ahmed, Rabah Drissa. . .) que la diffusion se fera par la suite.
Sans entrer dans les détails des formes d’organisation d’un chant aiyai, on peut se contenter de dire que, généralement, une chanson aiyai non rythmée comporte les éléments suivants : une introduction instrumentale, puis l’alternance équilibrée poésie chantée-musique, pour s’achever soit par l’interjection aiyai, soit par un final instrumental joué par la gasba r’kiza.
D’une manière générale, le aiyai a relativement su garder l’essentiel de ses traits et n’a été que très peu affecté par les influences qu’il a eu à subir, notamment celle de la musique orientale. Comme pour la langue où l’orthodoxie se réfère à l’arabe classique, l’idéologie arabo-islamique dominante, notamment au niveau des institutions culturelles de l’état, a toujours diffusé comme référence première de l’authenticité la musique arabe d’orient. L’influence de cette tradition orientale longtemps considérée comme modèle, voire comme repère identificatoire, à quoi viennent s’ajouter sans doute les effets de l’évolution récente des conditions d’existence des chanteurs et des musiciens ainsi que de la production musicale elle-même, fait que l’on trouve de plus en plus souvent, pour accompagner le chanteur, des instruments tels que le quanun, le’ud, le violon, le ney, le tar et la derbouka. Ces pratiques, conséquences de la sédentarisation progressive de cette musique et de ses porteurs, se rapprochent plus des musiques urbaines ou citadines sans toutefois dénaturer l’essentiel du genre. Des expériences ont été tentées par de grands maîtres du genre (Khelifi, Driassa, Ababsa, Rahab) : tentatives d’enrichissement par l’introduction de nouveaux instruments, ou par la transformation de la présentation. Elles ont toutefois gardé intact l’esprit du genre, car le aiyai s’inscrit naturellement dans le très vaste champ de la musique arabe. Il peut arriver, parfois, que l’exécution d’un chant aiyai puisse ouvrir sur un muwachchah (19) ou une chanson de Mohammed Abdelwahab ou de quelqu’un d’autre, sans produire de dissonance ou de discordance, ni altérer la prestation générale. D’ailleurs, souvent, des chanteurs capables de théoriser ou de conceptualiser leur pratique dans le sens d’une insertion plus grande dans l’espace musical arabe en général, usent, pour les nombreuse dénominations de leurs chants, de comparatisme avec les modes musicaux de l’orient et parlent autant de toubou’ et de maquamat (modes) que de anwaa (pluriel de naw’, genre). Le babouri est par exemple l’équivalent du sika (oriental, pas celui qui se joue dans la musique «andalouse» algérienne); le aghouati (souvent appelé «trente-six» ou «setta ouetlathin», en référence à l’année où cette variété s’est largement répandue) serait pour Ababsa l’équivalent du rast. Cependant pour la majorité des chanteurs et musiciens, c’est le naw’teryach qui équivaut au rast (20). Ce qui tendrait à être plus juste car, comme pour le rast, considéré par beaucoup de musicologues à la suite du Baron D’Erlanger comme le noyau central de la musique arabe, le genre teryach occupe une place très importante dans la chanson bédouine au vu de la quantité qui en est chantée dans le répertoire général.
Il reste que malgré toutes ces influences, qui peuvent du reste constituer des enrichissements à condition de ne pas perdre l’essentiel, le «phrasé logique» cohérent, continu, homogène de la gasba et de la voix, qui est l’âme du chant bédouin, demeure. Alors qu’aujourd’hui le champ musical, de plus en plus soumis au marché, s’éloigne progressivement des logiques festives et ludiques, et que le tarab constituant essentiel de la culture musicale arabe se perd petit à petit, une tradition subsiste et se perpétue continuant à se pratiquer en gardant l’essentiel de ce qui fait sa spécificité.
Ce n’est pas le lieu, ici, de lamentations nostalgiques ou de déclamations de l’authenticité; un patrimoine vivant existe, et c’est une richesse. À nous de voir comment le recueillir et lui donner sens par l’enregistrement des maîtres du genre et des voix emblématiques, par l’encouragement de la recherche musicologique, et par sa diffusion la plus large possible. Peut-être alors contribuerons-nous à faire connaître une part importante de nous-même qui est loin d’être la plus superficielle.
Abdelhafid Hamdi-Cherif
Universitaire, Constantine-Paris.
Source: Horizons Maghrébins – Le droit à la mémoire, N°47, 2002
1. Qui signifie littéralement « mis en mélodie », ce qui renvoie pour certains au caractère mélodieux de ce genre de poésie, tandis que d’autres y voient la preuve que c’est fait pour être chanté.
2. Citadin, et par extension cultivé, civilisé.
3. Bédouin.
4. Belguendouz, cité par Benmoussa.
5. Variété du aiyai.
6. Idem
7. Par exemple, dans un poème de Cheikh Smati, Ya chem’a, chanté par Driassa
Wel gharbi mengoul medjm’na saher (le gharbi, – le aiya -, porté, c’est-à-dire chanté).
8. Chant propre au Chaouïas, de la région des Aurès.
9. De sra, la campagne; chants de la campagne. Nom que les gens les gens de la région de Sétif donnent à leur chant.
10. Déformation usitée en arabe de Saint-Arnaud, aujourd’hui El-eulma, localité située à 20 km à l’est de Sétif. .
11.Il est bien entendu question du cheval.
12. Traduction personnelle.
13. Traduction de Sonnêck, revue par A. Hadjiat, in Promesse, revue littéraire n° 4, (1969). Spécial poésie populaire, Alger 1969, p. 68, 69.
14. Genre moderne d’inspiration orientale, plus ou moins occidentalisé, et renvoyant plus à la variété.
15. Flûte de roseau. Le mot vient de l’arabe quassaba tuyau. Cependant en Algérie, le mot peut signifier à la fois tuyau, roseau, ou la flûte elle-même.
16.Conteurs.
17. Instruments traditionnels.
18. Pluriel de ghannay, chanteur.
19. Genre poétique chanté dans la tradition savante.
20. Babouri, aghouati, setta ouetlathine (36): genres de aiyai, sika, rast: modes musicaux orientaux.