La poésie, chez les Berbères d’aujourd’hui, est surtout une distraction. Néanmoins, elle a conservé un important rôle social, particulièrement net en certaines circonstances. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer la place que tiennent dans la vie des Berbères marocains les danses mêlées de chants, qui sont leur divertissement national à tous, depuis le Rif jusqu’au Tazeroualt ; ou dans la vie des Touaregs, l’ahal qui en est l’équivalent moins barbare. Ces réjouissances ont lieu nécessairement à chaque fête, quelle qu’elle soit ; elles accompagnent chacune des grandes étapes de la vie humaine, marquées déjà quelquefois par des chants spéciaux et en quelque sorte rituels.
Ces derniers chants sont souvent de très anciennes formules qu’on répète depuis des générations, quelquefois sans plus en saisir le sens, et en les déformant de plus en plus. Il est certains chants qui accompagnent la circoncision, chez les Berbères marocains, et qui sont aujourd’hui complètement incompréhensibles ; il en est de même de quelques formules que l’on prononce lors des fêtes saisonnières. D’autres fois, le sens est encore clair ; c’est le cas, notamment, des chants de noces, au milieu desquels on conduit la mariée à son nouveau domicile, ou par lesquels, à un moment quelconque de la cérémonie, on souhaite une inaliénable prospérité au nouveau ménage ; il s’y mêle parfois des souhaits ironiques et quelques injures, ainsi qu’il arrive la plupart du temps chez les Berbères marocains dans les poésies qu’hommes et femmes s’adressent les uns aux autres.
Au reste, ces morceaux ne semblent pas très différents des autres, plus archaïques seulement quelquefois ; ils donnent souvent l’impression d’être des poèmes qui, ayant plu particulièrement, ont été répétés volontiers et sont devenus rituels en certaines fêtes, soit qu’ils eussent été faits pour l’une d’entre elles, soit qu’ils s’y adaptassent naturellement assez bien.
Voici, par exemple, celui que – chantent, chez les Aït Ndhir du Moyen-Atlas, des gens qui vont, au cours des fiançailles, porter les cadeaux des deux familles l’une à l’autre :
« Si nous l’avions pu, nous t’aurions offert des réaux dans le pan du burnous, ô toi qui donnes la fête.
« Si nous l’avions pu, nous t’aurions ‘offert une chamelle : la brebis que voici est un simple souvenir.
« Si nous l’avions pu, nous t’aurions offert une chamelle suivie de son petit.
« Si nous l’avions pu, nous t’aurions offert des réaux ; toutes
les belles auraient montré leur visage ».
Le trait est mordant : les Touaregs, en semblable occurrence, sont plus galants. Au moment où, dans leurs fêtes de mariage, on amène la mariée à son époux, commence entre le chœur des hommes et le chœur des femmes un bref dialogue chanté, dans lequel les hommes s’engagent à protéger leurs compagnes :
« Nous avons faim! — Vous mangerez.
« Nous sommes nues ! — Vous serez habillées.
«Nous sommes à pied ! — Vous serez montées….
Que quelques-uns de ces poèmes n’aient pas été composés spécialement pour le genre de fêtes auquel l’usage les a attachés après coup, c’est ce qui apparaît évident à lire celui-ci, d’ailleurs fort beau, que les jeunes filles des Aït Temsaman du Rif aiment à chanter lors des mariages ; intentionnel, il serait de bien mauvais augure ou d’une ironie déplacée, car ici exprime les plaintes d’une jeune femme amoureuse de son cousin et mariée contre son gré à un vieillard.
A lalla ! a lalla ! a lalla bouiani !
Je ne pardonnerai pas à ma mère qui me mit le henné.
A lalla ! a lalla ! a lalla bouiani !
Je ne pardonnerai pas à mon père qui m’a mariée à celui-ci.
A lalla ! a lalla ! a lalla bouiani !
Il m’a mariée à un veuf, m’empêchant d’épouser un jeune homme.
Ihé a lalla ! a lalla ! a lalla bouiani !
Il -m’a donnée à un vieillard aux veines du cou noueuses.
Ihé a lalla ! a lalla ! a lalla bouiani !
Sa barbe ressemble à une poignée d’alfa.
Ihé a lalla ! a lalla ! a lalla bouiani !
Son ventre à un fond de sac de blé.
Ihé a lalla ! a lalla ! a lalla bouiani !
O Mouh’ (Mohammed) ô Mouh’ ! ô mon cousin germain !
Ihé a lalla ! a lalla ! a lalla bouiani !
O Mouh’ ! ô Mouh’ ! au visage si pur !
A lalla ! a lalla ! a lalla bouiani !
Nous fuirons par une nuit sans lune.
A lalla! a lalla ! a lalla bouiani !
A ton cou, ô mon ami, que peut-il m’advenir ?
Ihé a lalla ! a lalla ! a lalla bouiani !
O Mouh’ ! ô Mouh’ ! ô parfait cavalier !
Ihé a lalla ! a lalla ! a lalla bouiani !
Porteur d’une cordelette en poil de chameau enroulée autour de
la tête ! ô mon frère ! je meurs pour toi !
A côté de ces chants de fêtes, il en est aussi de deuil. Les voceratrices de Corse sont célèbres : celles des Berbères mériteraient de l’être. C’est une coutume fréquente en Berbérie, lorsqu’un guerrier est tombé face à l’ennemi, que son éloge funèbre prononcé par quelques femmes, vieilles le plus souvent. Ce sont des improvisations en phrases rythmées ; des lamentations entrecoupent dénoncé des vertus du mort ; on rappelle ses hauts faits ; on s’apitoie sur le sort de ceux qu’il laisse. Beaucoup de formules dans tout cela, ce qui facilite le travail d’improvisation ; beaucoup de convenu et d’apprêté ; néanmoins, parfois, le cri d’une douleur sincère, quelque tragique accent d’une âpre beauté. Et surtout l’on s’étend longuement sur les circonstances dans lesquelles le défunt a trouvé la mort :
Il n’a pas laissé son pareil,
il était homme d’an grand courage ;
il était brave et jamais craintif :
s’il avait été lâche comme un Juif, on ne serait pas allé le chercher,
Pieux, il priait ; agriculteur, il plantait :
charitable, il faisait l’aumône en argent ou en pain.
Labourait-il ? Il en tirait une récolte suffisante pour lui ;
s’il faisait moudre, un produit abondant en était le résultat.
Se mettant en selle sur son -cheval, il prit son fusil,
ainsi que la. corne dans laquelle se trouvait de la poudre.
Au sujet de l’eau, une dispute s’engagea entre les Arabes
et les Imazighen (Berbères) qui avaient toutes les raisons.
….Dès, le point du jour, on assembla cavaliers et fantassins ;
on ne laissa que ceux qui sont infirmes.
Tous les cavaliers, munis de leurs cornes remplies de poudre et de balles,
se dirigèrent en galopant vers le lieu du combat.
Les fantassins prirent les armes ; chacun était armé à sa façon ;
les uns s’étaient munis d’une barre de moulin ;
d’autres, d’une faucille avec laquelle on moissonne ;
un autre portait son fusil sur son épaule.
Certains ne prirent que de longues et grandes serpes ;
d’autres portaient sur l’épaule leur bâton de jet,
ou se munirent de la pince avec laquelle on perfore les murs.
…Seul d’homme tué ne Tevint pas.
Lui et son cheval manquant,
la mère alla s’en informer
auprès de tous les cavaliers qui avaient pris part au combat, en leur demandant : « Où est mon fils ? »
Ils lui répondirent : Que Dieu le bénisse, Madame !
Votre fils est mort ainsi que son cheval.
…Dans la nuit [les gens] partirent à sa recherche ; ils le retrouvèrent
étendu par terre avec le crâne fracassé.
Ces hommes le ramassèrent et l’attachèrent avec des cordes
Sur un cheval, où ils le fixèrent solidement ;
et pendant que l’on conduisait la bête par la bride,
les autres la suivaient par derrière,
Ils ramenèrent ainsi le mort, revinrent jusqu’à sa maison ; ils frappèrent à la porte.
La mère sortit, ainsi que les enfants du défunt.
A la vue du cadavre, des cris s’élevèrent (1)
Ces oraisons funèbres peuvent être faites aussi par des poètes ; mais alors, ce n’est plus en présence du mort : ce sont des consolations adressées à sa famille :
« Bel ‘Aïd, son cadavre se décompose (dit le raïs, en s’adressant à la femme de ce personnage), pourquoi pleurer, ô beauté sans pareille ? La fleur du basilic est morte ; nous en planterons une autre ! » (2).
Bien des actes ordinaires de la vie s’accompagnent de chants : il est des berceuses pour endormir les enfants ; il est des formules poétiques que ceux-ci chantent dans leurs jeux (3). Il est aussi des chants de combat, des chants que l’on entonne en marchant à l’ennemi. Ce sont des cris de guerre rythmés et traditionnels. Ils sont fort courts, consistent en hurlements suivis d’invocations à un saint, et de quelques formules sans grand sens, mais de consonance rude, destinés à terrifier l’adversaire.
Tous les Berbères ne les possèdent peut-être pas ; chez les Rifains, belliqueux entre tous, ils sont bien caractéristiques :
Aiouâ-â-ââ
La rivière est en crue, en crue, en crue, pleine de pommes !
Honneur à la fête de Sidi bou ‘Cha’ib-ou-Neftah !
Traduire de tels textes, c’est forcément les trahir, beaucoup plus encore que les autres. Ils ne valent que par leur sonorité. Si durs, si rauques que nous choisissions les mots français, ils ne sauraient imiter le tonnerre des syllabes berbères. Gomment rendre toute la sauvagerie de ce chant de guerre, d’une belle allure barbare, que les Aït Temsaman hurlent à pleins poumons en courant sus à l’Espagnol :
Ouia-â ! ouia-â ! aia-â-â-â !
La poudre est brûlante, ô mes frères !
Mesurez, mesurez la poudre ! O Mouh, ô ‘Omar! ô mon frère !
La pièce d’argent et le réal de dix [mithqal, nous les aurons]
‘Ali bou Ghalem, flambeau des Jbala !
Et puis, il est aussi toute la grande catégorie des chants destinés à accompagner le travail. Ceux-là, nous les trouverons surtout chez les femmes. Non que les hommes méconnaissent la valeur du chant pour rythmer l’effort : l’on conserve indéfiniment dans l’oreille, si l’on a habité une ville musulmane, le chant allègre et pourtant monotone des pilonneurs de terrasses, le chant dont chaque temps est marqué d’un sourd coup de dame. Mais ce sont d’assez courtes formules, indéfiniment répétées, et le plus souvent des formules pieuses ; elles célèbrent la grandeur— et, même en pays berbère, le font en arabe — d’un saint musulman. Il en est de même quand les hommes chantent en chœur dans les travaux des champs, ce qui n’est point très fréquent. Combien plus intéressants nous apparaissent les chants des femmes, tenus par les hommes en un dédain ‘profond, qu’ils sont loin de mériter toujours. On les entend dans la campagne, quand les femmes ramassent les herbes et le bois mort ; et quand elles sont nombreuses, elles forment des chœurs qui se répondent. Mais c’est surtout au petit matin qu’ils s’élèvent, quand, dans l’aube à peine blanchissante, monte de toutes parts le ronronnement sourd des moulins à bras, dur travail par lequel la femme prélude à sa journée de labeur : il n’est pas bon de moudre la farine à la grande lumière. L’air en est monotone et triste infiniment : le chant est une interminable complainte dont chaque femme, tour à tour, reprend un couplet ; ou bien ce sont de courtes formules, sans signification bien précise, que l’on répète à satiété. On y trouve souvent quelque invocation musulmane ; c’est souvent aussi quelque izli que la femme a retenu et qu’elle récite sans se lasser, après lui avoir adapté un air : izli et air sont parfois de sa composition :
« Mon Aïcha, ô ma fille, ne pleure pais ; ton père n’est pas encore mort :
c’est son cheval qui a été tué au combat ».
« Ma chère mère, qu’ai-je besoin du thé de Tassourt (Mogador) ;
le juif en boit, il ne peut être celui des honnêtes gens » (4).
Ces deux chants viennent du Sud marocain ; ailleurs, ils ne sont pas très différents. Les poèmes chantent les héros disparus : la tristesse des paroles s’allie à la tristesse du chant. Hanoteau (5) nous a conservé la complainte de Dahman-ou-Meçal, que chantaient, en tournant leurs moulins à bras, les femmes de l’Oued Sahel, en Kabylie : c’est l’histoire d’un jeune Kabyle qui blessa un officier du bureau arabe de Sétif, fut pris et fusillé à Bougie :
«… L’eau de la fontaine est fraîche : le chrétien en a bu au pays. O douleur ! Dahman est mort dans la soirée.
« L’eau de la fontaine est glacée : le chrétien en a bu debout.
« Je plains ton roi, ô beau jeune homme à la taille élancée.
« L’eau de la fontaine est chaude : le chrétien en a bu en sécurité. O douleur, Dahman a servi de cible.
« ..,..Dahman pleure dans le vestibule : « Sauve-moi, ô Sidi Chérif ! — Non, je ne te sauverai pas : tu as blessé le capitaine de Sétif ! »
« Dahman pleure sur le seuil : « Sauve-moi, dame aux vêtements éclatants ! — Non, je ne te sauverai pas : tu as blessé aujourd’hui le capitaine. »
« Dahman pleure dans la chambre : « Sauve-moi, ô Lalla Taous ! — Non je ne te sauverai pas : tu as blessé le capitaine à l’os. »
« Dahman pleure sur la thakenna : « Sauve-moi, ô Lalla Dhrifa ! — Non, je ne te sauverai pas : tu as blessé le capitaine aujourd’hui. »
Et la complainte se poursuit sans fin. Elle est bien typique. Cette répétition de vers presque semblables, arrivant comme une sorte de refrain désolé, en accentue encore le caractère. Mais les paroles importent-elles beaucoup ? Ce qu’il faut dans ces chants du moulin, c’est la monotonie du rythme, accompagnant la monotonie de l’effort. C’est cela même qui les rend lugubres; l’esprit des femmes, quand elles travaillent, ne l’est point. La Berbère est vaillante ménagère : elle accepte allègrement la besogne de tous les jours; il est rare qu’elle se lamente elle-même sur son propre sort.
(1) Boulifa, Textes berbères de l’Atlas Marocain, p. 76-79. Ces improvisations funéraires sont fréquentes dans certaines régions arabes et arabisées.
(2) Texte inédit. Région de Tiznit. Bel ‘Aïd était un caïd qui fut tué par les Aït Noummer.
(3) Ainsi, par exemple:
Danse, danse, bou ‘Arnran.
Je te donnerai des grains de grenade
chantent les enfants des Beni.,Menarer, quand ils voient voler un faucon. Les formules de ce genre sont nombreuses. Cf. notamment Biarnay, Rif, p. 351 (Aït Temsaman).
(4) Région de Tiznit, texte inédit.
(5) Poésies populaires de la Kabylie, p. 154-160.