Le caractère magique du tissage est en rapport direct avec la femme qui, en créant la vie en lui, influence les forces invisibles bienfaisantes que représentent les anges. La tisseuse les appelle tout au long de son travail et sait les attirer afin de remettre son ouvrage sous leur protection dès qu’elle s’absente. C’est elle qui établit le lien entre le monde invisible dont il fait partie et le monde visible.
Souvent, le rythme du geste artisanal est soutenu par des chants et des prières. Dans ce poème de l’Inde, les opérations de filage sont associées à des oraisons (dhikr) particulières:
Quand tu prends le coton tu dois t’exercer au dhikr-i djali!
Quand tu étires le coton tu dois t’exercer au dhikr-i qalbi!
Quand tu embobines le fil tu dois t’exercer au dhikr-i ‘aini!
Les fils du souffle doivent être comptés un à un, ma sœur!
Ainsi, successivement, le nom de Dieu est prononcé à haute voix (dhikr-i djali), puis répéter dans le cœur (dhikr-i qalbi), afin que la fileuse soit absorbée dans sa concentration pour Dieu (dhikr ‘aini). D’autres poèmes de Bijapur établissent un ensemble d’analogies entre des préceptes islamiques et soufis et le métier des fileuses. Le corps est comparé au rouet, la langue au fil non-tissé pour le message de Dieu. Le filage est alors associé à une riche symbolique, dans laquelle chaque opération est liée à une signification spirituelle et à un rythme à la fois corporel (artisanal), psychologique et spirituel: la répétition du dhikr épouse la rotation du rouet, «chaque activité servant de métronome pour l’autre.»
Dans les artisanats, les outils sont volontiers les supports symboliques de la spiritualité et d’une alchimie de l’âme. Dans le manuel persan des artisans de tissus imprimés, on peut lire que:
Le chaudron est le creuset (bota) du tissu; l’intérieur (l’ésotérique) du chaudron, c’est le but que l’on se propose (morâd). L’extérieur du chaudron, c’est la compassion. Le feu et le chaudron sont l’un envers l’autre comme le maître et le disciple. Par le feu de la concentration intérieure (himma), tous deux sont compagnons de voyage. Par le chaudron, on opère la teinture du tissu. (L’objet de) l’amour c’est la teinture. Le serviteur du chaudron, c’est le bois. Le chaudron et le tissu sont l’un envers l’autre comme la prophétie et la walâyat.
L’exigence de la spiritualité n’est pas seulement présente dans les métiers artisanaux, on la retrouve dans l’architecture, la calligraphie, la peinture, la poésie et la musique. Dans les textes consacrés à la calligraphie, nombreuses sont les mentions qui lient la qualité intérieure du calligraphe à la beauté de son écriture. Dans un traité persan du début du XVIIe siècle, l’auteur insiste sur la solidarité entre la spiritualité et la qualité de la calligraphie. Évoquant, Ali quatrième calife des sunnites et premier imam des chiites, il écrit:
Le but de Murtadâ ‘Ali dans l’écriture
n’était pas simplement de reproduire un discours, des lettres et des points
Mais des principes essentiels, la pureté et la vertu
Pour cette raison il daigna tendre à une belle écriture.
Dans le même traité, on peut lire que «la base de la renommée dans l’art d’écrire réside dans la pratique de la vertu». Dès lors, il y a solidarité entre la spiritualité et la qualité de la calligraphie: « la pureté de l’écriture est la pureté de l’âme», peut-on lire dans le même traité. Un calligraphe contemporain, Abdel Ghani Alani, écrit de même que « l’acte calligraphique est une forme de prière, cela oblige le calligraphe à être pur spirituellement, c’est-à-dire qu’il doit être en accord avec lui-même et qu’il doit avoir foi en ce qu’il écrit.»
Le fameux architecte Sinan, qui a renouvelé l’architecture ottomane au XVie siècle, a rendu solidaire la compétence technique de l’architecte de certaines qualités morales et spirituelles. Sinan est l’auteur de cinq textes, qui consignent des éléments autobiographiques et des considérations personnelles sur l’architecture et ses propres constructions. Dans l’un d’eux (Tuhfetü ‘l-Mi’mârîn), il écrit que l’architecte «doit avant toutes chose être vertueux et pieux.» Il poursuit en écrivant que l’architecte doit veiller à la fermeté de l’emplacement, à la solidarité des fondations, éviter toute erreur dans la conception des différentes parties de l’édifice (arcs, dômes, structures). Sinan ajoute que l’architecte doit éviter de construire à la hâte, en se fiant au proverbe selon lequel «la patience apporte la victoire», afin de «trouver la guidance divine pour la pérennité de son oeuvre à travers l’assistance de Dieu.»

La signature de Mimar Sinan (l’humilié et le pauvre en Allah Mimar Sinan)
Les calligraphes et les artisans ont laissé de nombreux témoignages de piété dans le colophon des manuscrites, les inscriptions des monuments ou les plans d’architecture. I. I. Notkin remarque par exemple que, sans doute sous l’influence d’idées soufies, des formules sacrées ont été écrites sur des dessins de muqarnas (alvéoles géométriques). Il cite l’exemple d’un dessin du XVIe siècle venant d’Asie centrale, représentant une couverture à quatre dômes. Au centre est écrit la Shahâhda («Il n’y a pas de divinité si ce n’est Dieu et Mohammed est le prophète de Dieu») alors que dans la périphérie du dessin a été répété plusieurs fois, également en écriture koufique,«la puissance appartient à Dieu». Dans le mihrâb de la mosquée Lotfollâh à Ispahan, construite au début du XVIIe siècle, une inscription cite l’architecte:«un homme humble et pauvre, anxieux de la miséricorde de Dieu, nomme Ustad Mohammed Rizâ, fils d’Ustad Hussein, architecte à Ispahan en 1028 [date de l'Hégire]». Dans l’iwan occidental de la mosquée du Vendredi d’Ispahan, une composition en céramique comprend le nom de l’artisan-calligraphe dans un carré sur pointe: Mohammed Mo’men Ibn Mohammed Amin. Autour, quatre éléments quadrangulaires en forme de cerf-volant portant un poème pieux en persan, écrit sous forme labyrinthique avec des lettres blanches sur fond bleu foncé :
Une fois qu’a été enroulé la lettre de nos
péchés, on l’a emmenée et pesée avec
la balance des actions. Nos péchés étaient plus
nombreux que ceux d’autres personnes, mais
on nous a pardonné pour l’amour de Ali.

Calligraphie coufique, Mosquée du Vendredi, Ispahan / Iran 1700 – 1701
Selon un traité de musique arabe du XIe siècle, le musicien le plus parfait doit réunir quatre qualités: «la disposition naturelle, la maîtrise, la tendresse (« expression » ou « sensibilité ») et le savoir.» Le musicien doit non seulement connaître son art(le jeu, la gamme, l’ornementation, les modulations), la science (mathématique, cosmologie), mais également avoir une vie conforme à la musique, faite de dévouement, de modestie, de contemplativité, de silence. Partant du principe que l’art implique l’union d’un savoir-faire (çinâ’a), d’une science (‘ilm) et d’une sagesse (hikmat), Marc Loopuyt écrit:
Dans la musique arabo-andalouse, l’aspect çinâ’a correspond à la maîtrise formelle impliquant la mémorisation, le contrôle des timbre, l’ornementation et la paraphrase, vocale ou instrumentale; l’aspect ‘ilm est la science du nombre dans le mètre musical et poétique et la connaissance (‘irfân) de l’arbre des modes dans ses implications anthropologiques et cosmologiques; quant à l’aspect hikmat, il est nécessairement relatif au sama’, à l’écoute recueillie par l’oreille du cœur, qui doit pouvoir assimiler toute mélodie à son mode (taba’), à son archétype et, en dernière analyse, au son primordial.
La création ou l’exécution d’une pièce de musique réclame une certaine préparation mentale, comme le révèle le texte suivant. On demandait à Ishâq, célèbre poète et musicien arabe du IXe siècle, comment il criait des airs : «Je vide mon esprit de toute préoccupation, simule intérieurement la transe, et les inflexions de l’air en moi découlent, je les mène en me laissant guider par le rythme et me revoilà ayant touché juste et obtenu ce que j’escomptais.» Dans les milieux mystique, l’interprétation musicale est solidaire d’une pratique spirituelle. Jean During écrit, à propos de la musique soufie, que son efficacité dépend de trois facteurs: la réceptivité de l’auditeur, la qualité de l’interprète et de son interprétation, la musique elle-même. Pour les soufis, des musiques traditionnelles ou des versets de Coran ont un pouvoir intrinsèque, indépendant de l’interprète, mais l’effet d’une musique sur un auditoire peut être amplifié et intensifié par le musicien. Or, le pouvoir de l’interprète est lié à sa personne morale: «plus l’âme de l’interprète est pure et parfaite, plus sa musique à un effet spirituelle». Un musicien iranien du XXe siècle, Hâtam Asgari, établit même une correspondance étroite entre des degrés initiatiques du soufisme et des degrés de maîtrise du musicien: aux degrés soufis de disciple, maître et pôle correspondent les niveaux de l’apprentissage, de la maîtrise et de la maîtrise totale de la musique.
Au point de vue soufi, seule une spiritualité sincère et continue permet de jouer sous l’effet d’un hâl, c’est-à-dire d’un état spirituel qui transfigure l’interprétation et le sens de la musique. Sous l’influence d’un hâl, le musicien atteint une dimension transcendante de sa personnalité et de son art, comme l’écrivent Nelly Caron et Darioche Safvate:
Lorsqu’il atteint un haut point de cet état, l’artiste jouit d’une extraordinaire facilité d’exécution. Sa sonorité change. La phase musicale lui livre son secret. La création jaillit. Il semble que l’essence même de la musique se manifeste, délivrée des interférences habituelles de la personnalité humaine.
A propos des qualités du poète, Samarqandi (XIIe siècle) écrivait que celui-ci doit être versé dans plusieurs sciences, et allier un tempérament tendre, une pensée profonde, un esprit sain, une vision claire et la rapidité des idées. D’autres auteurs rattachent la création poétique à une sensibilité de type mystique. Nizâmi écrivait dans un texte soufi que la poésie asseoir «sur l’Arbre du Paradis». Toutefois, il conditionnait la pratique poétique à un suivi fidèle de l’islam: «Jusqu’à ce que tu sois versé dans la loi islamique, prend garde, ne t’attache pas à la poésie.» Il insistait également sur la nécessaire humilité du poète, car «ceux qui ont le plus de connaissance sont les plus humbles».». Pour Nizâmi, la poésie est une forme de paroles prophétiques, qui exige une spiritualité profonde du poète, seule susceptible d’ouvrir l’âme à une perception contemplative et à une inspiration spirituelle.
En dépit de la diversité des pratiques artisanales ou artistiques, l’art apparaît le plus souvent solidaire, à divers degrés et selon des modes différents, d’une spiritualité et d’une conception cosmologique ou même métaphysique. La solidarité entre démarche spirituelle et créativité artisanale, artistique ou littéraire, s’est exprimée par le rattachement de la plupart des artisans, poètes, calligraphe, peintres ou musiciens à un ordre soufi, ou du moins à un enseignement mystique. L’affiliation des corporations d’artisans à des confréries soufies est un phénomène général dans le monde musulman. Ces confréries, qui trouvent généralement leur origine en Irak, en Iran et en Asie centrale, ont essaimé parfois d’un bout à l’autre du monde musulman: la Qâdiriyya remonte à Abd al-Qâdir Djilâni (Iraq, XIIe siècle), la Sohravardiyya à Omar Sohravardi (Iraq, XIIe siècle), les Mevlevis à Rumi (Asie mineure, XIIIe siècle), la Shâdhiliyya à al-Shâdhili (Egypte, XVIIIe siècle), la Naqshbandiyya à al-Din Naqshband (Asie centrale, XIVe siècle), la Ni’mat-Allâhiyya à Ni’mat Allâh Vali (Iran, XVe siècle), pour ne citer que ces exemples.
Le soufisme a profondément imprégné la civilisation musulmane et pénétré tous les niveaux de la société. Son influence, largement attestée, appartient pourtant à une réalité impalpable et difficilement quantifiable, irréductible aux statistiques, aux catégories sociologiques, et aux réductionnisme historique. Le soufisme a par ailleurs emprunté des visages divers, qui ce sont interpénétré: soufisme pieux et fervent, dépourvu de grandes spéculations philosophiques, répandu dans les milieux populaires, ou soufisme philosophique, présent dans les cercles de savants et de poètes, les cours aristocratiques ou les milieux bourgeois, ou encore soufisme ascétique et contemplatif, solitaire et parfois asocial, minoritaire, mais à l’influence souvent considérable. Le soufisme a pu fournir, aux artisans, au lettrés, ou aux musiciens, au moins deux apports: d’une part, une spiritualité plus fervente et approfondie que la générosité, parfois littéraliste, codifiée par la jurisprudence et pratiquée dans la communauté; d’autre part, une symbolique et une doctrine plus ou moins complexe, qui ont pu se diffuser dans les milieux savants par des traités philosophiques et dans des milieux populaires par des contes, des poèmes, des mythes, des figures visuelles ou sonores.
Dans cette perspective, on peut comprendre comment l’art islamique peut générer du sens, former un paradigme symbolique et s’harmoniser avec la spiritualité musulmane. Les artisans à qui nous devons les décors ou des objets n’était pas, dans la plupart des cas, des érudits ou des lettrés. En revanche, par leur participation à une corporation initiatique et à un ordre mystique, ils partageaient un ensemble de symboles et de mythes relatifs à leur métier, à sa pratique, à ses outils et à ses productions. Ces conceptions traduisaient, sous une forme « mythologique» ou poétique, des notions cosmologiques, spirituelles ou même métaphysiques, exprimées sur un mode plus philosophique dans les milieux savants. Les artisans se faisaient ainsi les transmetteurs, plus ou moins conscients, d’une perception symbolique du monde, qui pouvait s’interpréter à différents niveaux.
Ensuite, les exigence spirituelles et éthiques attachées au métier ou à certaines formes d’art (calligraphie, poésie, musique, etc) induisent une attitude intérieure en harmonie avec l’esprit du Coran et des traditions. Au point de vue musulman et soufi, en effet, la spiritualité à pour fonction de purifier l’âme, et par là même de la prédisposer à entrer en contact avec une inspiration surnaturelle, un saint patron, un ange, un Imam ou même Dieu. Les prières, le code de valeurs et les pratiques ascétiques suivis par les artisans et les artistes entretiennent une réceptivité spirituelle, propice à la compréhension des symboles, à la sérénité et à la contemplation.
Enfin, les formes esthétique détiennent une dimension symbolique, comme on aura l’occasion de voir: qu’il s’agisse des structures et des éléments architecturaux comme les salles à coupole, de la calligraphie, des motifs décoratifs floraux, des formes géométriques ou encore des thèmes poétiques. En employant quotidiennement un vocabulaire ornemental d’étoiles, de soleils ou de rosaces, un artisan vit et oeuvre avec un monde de signes, qu’il peut ne pas comprendre dans leur complexité philosophique, mais dont la signification apparaît clairement dans des traités et des poèmes mystiques ou théologiques.
Autrement dit, il y a non seulement des arts de l’islam, mais un islam des arts, c’est-à-dire une manière musulmane de vivre, de ressentir et d’appréhender les symboles. L’univers symbolique de l’art islamique est une langue vivante, Employant des signes multiples (naturels, culturels, sacrés), elle est inséparable de la vitalité d’un Islam à la fois juridique, rituel, philosophique, spirituel et mystique. C’est sur quelques chemins de ce langage, avec ses mots, ses grammaires, ses expressions, ses significations, que nous allons nous engager à présent.