La marche des tisserands vers le prolétariat
Aujourd’hui les études sur la pénétration du capitalisme colonial en Algérie sont nombreuses. Elles sont, presque toutes, entièrement centrées autour de ses effets déstructurants et destructeurs sur la société rurale, subsidiairement sur la société urbaine dont on ne sait encore que peu de choses de ses mutations. Or des questions essentielles restent encore en suspens. En effet, dans quel état le capitalisme a-t-il trouvé la proto-industrie locale ? De quelle(s) manière(s) l’a-t-il subordonné à sa propre logique ? Quelles ont été les modalités de dépossession des artisans de leur capital technique et de savoir ? Quels ont été les modes d’insertion, enfin, de ces artisans dans les circuits de la nouvelle économie dominante ?
L’analyse du textile, principale branche pré-industrielle dans l’ancienne capitale du Maghreb central va nous permettre d’apporter des réponses à ces interrogations.

Tlemcen Metier à Tisser
I. MÉTIER ET APPRENTISSAGE.
Déjà dans la Mûqaddima, Ibn Khaldûn observait qu’une civilisation encore inscrite dans le umrân badawi ou en sortant à peine ne peut développer que des «techniques d’intérêt général qui concernent les matières premières les plus courantes chez les Bédouins» ; il en est ainsi du Maghreb berbère où «les arts y sont rares et précaires, sauf pour le tissage, le tannage et le traitement du cuir». En somme, des activités industrielles encore subordonnées à l’économie pastorale en particulier et à l’économie rurale en général. Il est bien vrai toutefois que leur insertion dans les espaces économiques des cités maghrébines leur a fait connaître un essor certain qui façonna durablement l’urbanité de celles-ci. Quand, au début du XVIème siècle, Léon l’Africain dit qu’«à Tlemcen, tous les métiers et tous les commerces sont répartis entre diverses places et diverses rues comme nous l’avons dit pour Fez», il évoque par là même une certaine ramification ordonnée de la division du travail dans la cité tlemcénienne.
Le tissage reste, cependant, l’activité industrielle la plus dynamique. A la fin du XVIème siècle, Ibn Zanbel note qu’à Tlemcen on travaille surtout «la laine et on en tire toute sorte de produits». Et MARMOL d’observer dans cette même fin de siècle que «les artisans sont gens simples et doux, qui se piquent de travailler poliment et de faire des ouvrages achevés. Il se fait là (à Tlemcen) des casaques, de riches tapis, des sayes et des mantes si fines qu’il s’en trouve qui pèsent pas dix onces» . J. B. GRANIER relève au XVIIème siècle: ses habitants «sont presque tous tisserands et teinturiers». Et jusqu’au début de la conquête française, note en 1849 André COCHET, «la ville faisait venir du Sud 500 000 toisons annuellement et entretenait pour le lavage quatre grands lavoirs sans compter plusieurs bassins particuliers». Il semble bien que depuis le XVIème siècle le tissage dispute la première place au commerce dans l’organisation de la vie économique de la cité en perte de statut d’aire commerciale relais dans le circuit d’échange méditerranéen avec le Soudan Occidental.
Mais qu’est-ce qu’un tisserand à Tlemcen à la veille de la conquête coloniale ?
De quelle manière acquiert-il la maîtrise de son métier ?
A la veille de 1830, leur nombre a considérablement diminué. Ils ne sont plus «ces gens vigoureux qui mènent une vie tranquille» . De leurs ouvrages, chroniqueurs et historiens du XlVème au XVIIIème siècle, ont surtout retenu les Ksâ et les Burnûs. Plus encore, en 1910, A. Bel et P. Ricard pouvaient dire que «les couvertures qui, aux yeux des tlemcéniens, passent pour être les plus jolies productions de leurs tisserands sont celles qu’ils caractérisent du qualificatif de mzowwaq, c’est-à-dire garnies de dessins, zwaq. Quand on compare le décor de ses objets avec celui que recouvre les surfaces murales ou les plafonds des mosquées, on n’est pas surpris de constater qu’il n’y a aucun rapport entre les deux systèmes d’ornementation, bien plus, ils sont complètement étrangers l’un à l’autre». Cela dénote bien une perte d’aptitudes.
Leur savoir est tout entier empirique, acquis au cours d’une longue période d’exercice du métier dont le processus d’appropriation passe par trois grandes phases :
Phase I – L’apprentissage du métier
Phase II – L’accès aux «secrets» du métier
Phase III – L’innovation.
Phase I :
a) Le candidat commence par être mat’alam (plur. mat’almîn) ; c’est-à-dire apprenti et en même temps garçon de course. En s’initiant aux premiers éléments du métier que sont l’envidage et le dévidage, parallèlement il peut aussi bien faire des courses pour le haram du patron qu’aller chercher à manger aux ouvriers par exemple. L’âge du jeune apprenti varie entre huit et douze ans.
b) Il est ensuite m’dawwar (plur. m’dawrîn), c’est-à-dire en videur. L’occupation essentielle de cette aptitude consiste à apprendre à garnir les bobines de fil de trame. Le m’dawwar a alors entre douze et seize ans.
c) Charger les bobines n’est plus un secret pour l’apprenti, il peut alors prétendre à accéder à l’aptitude de raddâd (plur. raddadîn). C’est une étape décisive dans l’apprentissage du métier : elle consiste à maîtriser le maniement de la navette. Notre apprenti commence à connaître le métier sur lequel il va travailler pendant de longues années, peut-être même toute une vie. Les opérations d’apprentissage se font en dehors des heures régulières de travail sous l’œil du maître lui-même ou d’un ouvrier averti. Au bout de la deuxième phase de cette étape, il exerce déjà en servant d’ouvrier d’appoint au maître sur le grand métier. Il sort à peine de l’adolescence.
d) Il est temps de savoir ce que fait un saffân (plur. saffâhin) aussi commence-t-il à apprendre à ourdir les chaînes.
e) A ce moment, il sait déjà travailler sur le petit métier : il est chayaqgî (plur. chayaqgiya).
f) Aux termes d’environ la vingt-cinquième année, il achève le cycle par une îdjazâ, un «chef-d’œuvre», qui le fait accéder au statut de sanà (plur. senâ’).
C’est le ma’âllam en accord avec l’amin qui juge de la capacité du candidat à accéder au statut de sana’. Une fois admis, il doit strictement respecter les règles et l’éthique de la corporation: ne pas divulguer les secrets du métier et ne pas recourir à des malfaçons et autres tricheries que la hisba a toujours condamnées sévèrement.
C’est d’ailleurs à l’amîn de veiller au maintien des pratiques professionnelles, de contrôler les ouvrages destinés à la vente et de juger des différends professionnels entre membres de la hirfa.
Voici donc ce que dit Muh’ammad Ibn Sa’îd al- Uqbânî al-Tilimcânî à propos de certaines de leurs «ficelles» illicites :
«En ce qui concerne la vêture comme les habits de laine, de lin et de coton : il est des laines comme des fourrures que les fourreurs couvrent de terre (tat’rîb) pour les embellir ou pour cacher leurs défauts.
Un propriétaire a posé cette question : les fourreurs, une fois leurs ouvrages terminés, les couvrent de terre pour les embellir et augmenter leur prix sinon cacher leurs malfaçons ; que l’acheteur le sache ou l’ignore, y vois-tu un mal ? Ibn qâcim répondit : il ne me plaît pas que leur face soit recouverte de terre. Je ne le vois pas licite et juste. Je le vois fraude si les choses sont telles que tu les décris. Je juge qu’ils soient surveillés et éduqués jusqu’à ce qu’ils s’en éloignent. Et si tel que tu le dis, quelqu’un en achète alors qu’il sait qu’elles (les fourrures) sont couvertes de terre dans le but avoué de cacher leurs défauts, il n’a pas à être remboursé. Si par contre, il ne le sait pas, il peut demander à être remboursé s’il le désire, qu’il ait trouvé des défauts ou non, qu’il ait su que le tat’rîb cachait des défauts ou non».
Et à l’auteur du «Uqnûm fî Mabadî ‘ al-Ulûm» Abdû al-Rahmân al-Facî d’ajouter :
«Il s’exerce un contrôle sur la qualité des ouvrages que fabriquent les artisans afin d’écarter toute falsification, toute gabegie et tout mensonge.
Les artisans ne peuvent percevoir de prix (îdjaza) sur un ouvrage avant même qu’il ne soit exécuté. Autrement ils ne peuvent que mentir à leur clientèle pour lui soutirer le prix le plus fort.
Ils ne doivent livrer leurs ouvrages qu’une fois qu’ils se sont assurés de leur bonne exécution sous la surveillance vigilante de leur amîn».
De la sorte, en moralisant le marché et l’économie, la Hisba protège tout aussi bien les consommateurs que les artisans eux-mêmes puisqu’elle leur assure la protection légale et morale de leur savoir.
Phase II :
Elle s’enchevêtre sur la première et la prolonge. Le jeune sana’ connaît toutes les «ficelles» du métier ; il lui reste à entrer dans une phase de perfectionnement par l’accès au savoir que son maître garde jalousement et qu’il n’est toujours pas enclin à divulguer. Le secret ici comme dans les autres hiraf, en tant qu’il est ritualisé, est le mythe autour duquel s’organise la corporation et se médiatise le rapport au savoir. Le secret est bien le ciment de la structure corporative et le modèle initiatique de diffusion du savoir. Et la malaka s’acquiert en le pénétrant graduellement.
Le ragam, ce tisserand-compositeur, pousse le rituel initiatique et son conservatisme à des issues ésotériques. Le colonel VILLOT a su traduire le comportement dans son enquête sur les «Mœurs, coutumes et institutions des indigènes de l’Algérie» dans cette deuxième moitié du XIXème siècle :
«Les dessins sont variés, dit-il. Chaque reguem en a «dans son cœur», comme il dit, un certain nombre qu’il amalgame suivant le goût du jour ou les préférences de ses clients. Souvent, il en crée de nouveaux, mais il ne communique aucun modèle ; il est à cet égard d’une jalousie féroce, et s’il meurt avant d’avoir formé des élèves, ses modèles meurent avec lui» .
Phase III :
Elle est celle de la maîtrise parfaite du métier et du passage à l’innovation qui s’effectue soit par improvisation, soit par imitation. L’imitation peut être aussi bien un simple emprunt mimétique qu’une véritable modalité de transfert de savoir.
Que sera ce modèle d’accès au savoir face à l’aggravation de la crise du tissage amorcée au contact de la civilisation industrielle ?
II. CRISE ET DÉPOSSESSION.
Nous l’avons déjà évoqué, la spécialisation de la cité tlemcénienne s’est faite dans un mouvement de régression et d’involution : aucune modification technologique capitale depuis l’apport des artisans andalous expulsés par la Reconquista ne semble intervenir jusqu’à la première moitié du XIXème siècle. Les métiers à tisser restent coincés dans leur archaïsme ; bien plus, leur nombre diminue considérablement passant d’environ 4 000 entre le Xllème et le XVème siècle à moins de 500 au milieu du XIXème et à quelques 150 à 180 au début du XXème.
C’est à dire que la crise qui affecte le tissage tlemcénien est bien antérieure à la pénétration coloniale en Algérie qui en aggrave les précarités. Car si l’on peut parler d’involution technologique durant la période qui va du XVIème au XIXème siècle pré-colonial, l’introduction de procédés mécaniques nouveaux issus de la grande industrie européenne n’agit nullement dans le sens d’un transfert de savoir et d’innovations techniques dans la mesure où la structure de l’économie locale n’a aucune maîtrise de ses procédés de fabrication. Il est vrai que l’utilisation du fouet pour le balancement de la navette, dès la fin du XIXème siècle, facilite grandement le travail par ses facultés ergonomiques évidentes. Mais il est non moins vrai que dans cette même fin de siècle, quand le peigne métallique et les lisses de métal supplantent le peigne de roseau et les lisses de fil, ce sont non seulement des savoirs locaux qui sont dépouillés de leur valeur d’usage et détruits mais aussi des contraintes à la reconversion par la prolétarisation qui sont amorcées.
C’en est déjà fait des teinturiers car la diffusion des teintures industrielles se généralise aussi dans cette fin de XIXème siècle. A partir des années 1900, le mouvement de dépossession gagne les savoirs féminins. En 1903 est installée à Tlemcen une usine de traitement industriel des laines qui occupera dans l’après-guerre 1914 – 1918 une centaine de femmes-prolétaires. De même, l’importation de filés mécaniques déprécie considérablement le savoir des fileuses et enclenche l’écrasement de l’économie domestique de la ville.
A peine les savoirs des lissiers, des teinturiers «traditionnels», de centaines de fileuses venaient-ils à s’assoupir ou disparaître que la guerre 1914 – 1918 intervient, bouleversant en profondeur les modes consommatoires locaux. On ne dira jamais assez les changements qu’elle introduit en ce domaine comme en d’autres. Le modernisme se fait d’abord mimétique et consommateur de signes : la djalàba, le sarwal sont peu à peu abandonnés au profit des effets vestimentaires européens dans lesquels on a fait la guerre ou travaillé en usine dans la région parisienne ou dans le port de Marseille quand on n’est pas instituteur ou fonctionnaire. Une presse locale naissante a beau dénoncer l’abandon du chach et du costume des «ancêtres», le mouvement se fait irrésistible. Là encore, un autre coup fatal est porté au tissage local, à ses techniques à ses savoirs et à ses modes.
Cet après-guerre marque de manière irrémédiable la marche des tisserands et des fileuses vers le prolétariat. Ce qui leur reste de leur savoir, le capital industriel l’utilise directement à son profit bénéficiant des structures de formation de la société locale mais aussi de ses modèles esthétiques banalisés et folklorisés par et pour la consommation de luxe.
La Manufacture de Tapis d’Orient (M.T.O.) utilise dans les années 1925 – 1930 «six cents à sept cents gosses maigrillots de six à treize ans hâves, épuisés, cachant mal des corps mal nourris sous de pauvres loques… qui travaillent dix heures par jour pour lesquelles ils gagnent deux francs cinquante à trois francs». Les ouvrages qu’ils confectionnent sont négociés à Tlemcen, Paris et Marseille. En 1930, ils sont remplacés par des fileuses et des prolétaires adultes. La fileuse «touche 45 à 50 francs pour faire un tapis sur lequel elle travaille une semaine ; et là dessus, elle doit payer une aide (10 à 15 francs la semaine) et une apprentie (3 à 6 francs la semaine).
A la veille de la deuxième guerre, la M.T.O. envisage la fabrication de textiles.
Elle introduit, à cet effet, dans ses ateliers des machines qui usinent «toutes les variétés de fil» et organise le marché du textile de telle sorte que les 3 000 tisserands tlemcéniens en dépendent dans leur approvisionnement en matières premières (laine et fil), dans l’apprêt du tissu, le lavage la teinture, le foulonnage et jusqu’à la vente.
Les artisans qui se sont accrochés à leur métier sont dès lors subordonnés en amont et en aval à la grande industrie et aux organisateurs de la branche textile qui leur imposent un statut de sous-traitant.
Dès lors, travailleuses à domicile, artisans et prolétaires du textile s’inscrivent dans un même rapport de travail tout fait de dépouillement et d’exploitation. Car, en effet, à la fin des années trente le vieux monde du tissage «tondu» et dépossédé de ses attributs s’engouffre dans l’aliénation.
Il y a bien une bourgeoisie locale qui émerge bousculant les débris de ce vieux monde dont sans doute le symbole triomphant est le ‘ach’achi, ambivalence qui articule valeur onomastique sur la qualité d’un haïk, aujourd’hui encore apprécié, et une richesse étalée. Mais sous ses pieds, il y a un équilibre rompu et une logique renversée : des enfants font le travail d’adultes, des femmes font le travail d’hommes et des maîtresses de maison deviennent des prolétaires. La légendaire Fatma Bent Nekrûf n’a plus place dans ce monde.
La guerre meurtrière est pour le Tlemcen des tisserands une conjoncture bénie car elle nourrit ses hommes. «A cette époque, dit un roman, les familles ne se comptaient pas qui s’adonnaient au tissage, les hommes suspendus à leurs métiers archaïques, les femmes cardant ou filant… Et depuis lors, pas de quartier, nul endroit jusqu’aux faubourgs qui ne vibrât de l’ardeur diligente des tisseurs». Des tapis, des couvertures surtout alimentent l’industrie de guerre française. Dans ce déchaînement, les tisserands répudient le peu qui leur reste de «leur antique intransigeance». Toute laine est «arrachée des mains des vendeuses» qui ne se donnent plus la peine de travailler les lainages selon les usages stricts qui exigent la séparation de la laine des flancs, des côtes d’épaule et de la longueur du cou (1er choix) de celle des collerets, des épaules et du dos (2ème choix) de celle enfin des cuisses, du haut de cuisse, des bas d’épaule et de la queue (3ème choix).
Elles ne trient même plus la laine selon sa longueur : or l’usage destine la laine à longs brins à la chaîne et celle à brins courts à la trame. Elles n’ont plus besoin de l’intercession de Sidi Marzûk l’enrichisseur ni de celle de Sidi al – Uzân le peseur pour écouler leur produit. Jusqu’à la guerre qui participe de la destruction des savoirs domestiques et artisans, à un moment où, il est vrai, il est plus impérieux de survivre c’est à dire de se nourrir que de veiller a la préservation de valeurs culturelles.
III. APPRENDRE ET APPRENDRE.
A la fin du XIXème siècle, un certain nombre d’enquêtes sur le tissage sont effectuées à la demande de l’administration coloniale. Leurs résultats aboutissent à la création de centres de formation professionnelle dans les principaux centres urbains et dont la vocation explicite est évidemment «le relèvement de l’artisanat indigène». En 1901, Tlemcen inaugure le sien. A peine l’année venait-elle de s’écouler qu’une enquête précise en 1902 que «toutes ces institutions pour les industries des tapis et des broderies ne sont en réalité que de simples écoles d’apprentissage où l’on apprend à de petites filles et à de petits garçons le travail manuel primaire de façon à les mettre rapidement en mesure de produire, d’entrer dans des usines et de gagner un peu d’argent. L’enseignement n’y a point le caractère, non plus que le but, d’un enseignement artistique et technique pour le perfectionnement des métiers». Quand on compare ces propos à ceux que je formulais au début de ce texte, il y a cette idée évidente qui s’impose d’elle-même que les deux projets de formation en présence sont aussi éloignés que l’est la société d’avant 1830 de celle qui se structure après : le premier vise à produire des artisans, le second à fabriquer des prolétaires. Leurs temporalités historiques sont aussi différentes l’une de l’autre : le cycle long, lent, et ardu de formation du premier contraste particulièrement avec le séjour à «l’école d’apprentissage» et le médiocre enseignement qu’elle dispense. C’est qu’on est en présence de deux économies du travail totalement différentes l’une de l’autre. En effet, l’artisan pré-colonial, son autonomie, l’indépendance de son rythme productif, son objectivation dans son objet de travail, il les acquiert en un espace-temps péniblement long qui heurte dans tous les sens la rationalité capitaliste. Mais dans le même mouvement, cette économie du temps compense l’archaïsme, du moins la simplicité, de son moyen de travail par un savoir et une maîtrise technico-artistique réels. Là le système de formation protège la corporation.
Ailleurs, la M.T.O. a beau appeler ses jeunes prolétaires tlemcéniens ses «élèves»,
il n’empêche qu’elle les fait travailler dix heures par jour sans garantie aucune si bien que leurs chances d’être un jour maîtres d’eux-mêmes sont bien minimes. Ce qu’on leur dispense comme apprentissage se réduit à des manipulations sommaires.
Le capital avec son machinisme, son organisation du travail, sa plus-value parcellise les savoirs ouvriers quand il ne les démonétarise pas en les dévalidant socialement. Car ce sont les techniciens du capital qui décident que tel produit soit fabriqué et que tel modèle soit exécuté combien même garde-t-on à l’un et à l’autre une factice authenticité de terroir, c’est à dire «indigène».

IV. ABSENCE DE PROTO-INDUSTRIALISATION ET PROLÉTARISATION DU TISSAGE.
Ce qui ne nous empêche pas pour autant de souligner que la prolétarisation des tisserands tlemcéniens s’est, à tout moment, alimentée de leur propre régression. Au XIXème siècle pré-colonial, cette élite pré-industrielle est déjà prolétarisée, c’est à dire gravement atteinte dans ses structures par une «désindustrialisation» qui l’affecte profondément depuis le deuxième moitié du XVIème siècle au moins. L’énorme baisse du nombre de métiers à tisser, le tarissement du commerce sub-saharien et le dépeuplement de celle qu’Ibn Khaldûn décrivait comme étant «la ville la plus importante du Maghreb» en sont les indices les plus probants. En effet, jusqu’au XVème siècle, l’or africain fait de Tlemcen, une plaque-tournante dans le commerce méditerranéen. Au XlVème siècle, il est alors possible à des commerçants comme les Maqqari de constituer de véritables «trusts coloniaux». Leur neveu du «Nefh at-t’îb» nous apprend qu’«ils ont rendu accessible la route du Sahara en faisant creuser des puits et en assurant la sécurité des commerçants» . Leur entreprise est d’autant plus fructueuse que «leur fortune s’est accrue et leur puissance s’est affirmée». L’aîné s’installe à Sidjilmassa, deux des cadets à Ioualaten et les autres restent à Tlemcen. Dans cette stratégie de la calculabilité capitaliste «les tlemcéniens fournissaient aux sahariens toutes sortes de marchandises commandées ; en retour ces derniers leur expédiaient cuir, ivoire et poudre d’or (tibr). Et le Sijilmassien… averti des fluctuations commerciales les entretenaient (dans sa correspondance) de l’état des marchés et des pays». Au XVIème siècle Marmol peut encore affirmer dans sa Description Générale de l’Afrique que les marchands qui, de Tlemcen, sillonnent les routes du Sahara «trafiquent par change et avec tant d’avantage qu’il ne faut que deux ou trois voyages pour enrichir un marchand». Pourtant quelque chose de décisif vient de se jouer : dans cette deuxième moitié du XVIème siècle, Tlemcen a perdu définitivement son statut de relais dans le transfert de l’or soudanais en Méditerranée acquis au Xème siècle . Plus généralement encore, c’est «l’Afrique du Nord (…) alors le ravitailleur en métal jaune, le moteur de toute la Méditerranée» qui périclite , Désormais la route de l’or soudanais est détournée via l’Egypte. L’économie maghrébine en subit le coup fatal. Maqqari nostalgique écrira du Caire en 1038 h. que «le pays du Sahara avant qu’il ne soit pénétré par les Égyptiens (ahl misr) s’attirait du Maghreb quantité incroyable de marchandises (ma la yûbâlû lahû min as-sila’i)». Ce sont aussi bien des marchandises locales que vénitiennes, génoises, flamandes, anglaises, etc.. ; d’où une vitalité certaine de l’économie tlemcénienne perméable aux échanges méditerranéens.
Au XVIIème siècle, le commerce avec le Touat semble-t-il dominé par la puissance financière juive continue toujours mais de plus en plus moribond jusqu’au XIXème siècle colonial qui rompra le traditionnel équilibre entre économie urbaine et économie pastorale en traçant des chemins de fer qui bouleversent des itinéraires plusieurs fois séculaires et qui assuraient la survie de la cité tlemcénienne. Marginalisée, la capitale déchue du Maghreb central est, à la fin du XIXème siècle, incapable d’affronter la concurrence de la puissance industrie textile métropolitaine à qui les chemins de fer du Sud-Oranais donnent l’accès aux laines steppiques.
Quant à la décroissance de la population tlemcénienne, nous ne savons pas malheureusement si elle est due à une baisse de la natalité, à des épidémies ou au contraire à un dépeuplement de la ville par désertion. Nous disposons cependant de la statistique suivante pour apprécier son rythme entre le XVIème et le XIXème siècle: de 13 000 feux au début du XVIème siècle, elle descend à 8 000 au milieu du XVIIIème et à quelques 3 000 au milieu du XIXème, européens exclus. On peut alors soutenir l’hypothèse de la corrélation entre décroissance démographique et déclin économique de l’ancienne cité Zénète.
Et que reste-t-il du monde pré-industriel tlemcénien dans ces années cinquante du XIXème siècle ? Plus que 101 tisserands, 20 fabricants d’étoffes, 12 brodeurs, 39 tanneurs, 7 fabricants de savons, 5 fabricants d’huile et 5 potiers .
Dans les campagnes environnantes, l’«industrie» est au plus bas. Le travail élaboré, sobre mais raffiné des ragams des Bani Snouss que les tisserands tlemcénien plagient volontiers, s’effectue sur des métiers des plus élémentaires.
Les instruments aratoires à la finition grossière signent encore mieux l’état d’arriération technologique des campagnes. Le principal moyen de travail agricole, l’araire, est d’une pauvreté extrême. Son soc, quand il n’est pas fait d’une lame de fer d’une vingtaine de cm, est de bois. L’araire gratte plus qu’elle ne laboure. Aussi bien ses ravages écologiques sont-ils évidents. En remuant superficiellement la couche supérieure de l’humus fertilisant, l’érosion éolienne fait le reste. Il faut attendre la fin du XIXème siècle pour que les agriculteurs aient recours à la charrue de fer. Une lettre du préfet d’Oran au gouverneur général datée du 26 février 1903 signale que depuis 3 ans, 6 235 agriculteurs musulmans du département ont acheté 10 908 charrues. Elle ne disparaît pas pour autant rapidement. Le paysan oranais l’utilise encore dans les années 1940 – 50, dans les régions déshéritées, à une époque encore toute récente.
Dans ce XIXème siècle, l’Oranie rurale semble oublier la technologie agricole diffusée par les réfugiés andalous aux XlVème – XVIème siècles .
La métallurgie qui aurait pu soutenir un effort de rénovation industrielle est associée dans la conscience rurale aux ignominies les plus affreuses. Les Bani N’iat, clan-corporation de forgerons disséminés dans les tribus sont au plus bas de la hiérarchie sociale, moins par leurs conditions matérielles d’existence que par leur statut. Le N’iâti est le paria vil et méprisé à qui on refuse toute alliance matrimoniale : «Sakatnâ ma dji ‘alâ sakatkum» s’entend-il répéter. Pour jouer sur les mots, la saka des autres, c’est pourtant lui qui la fabrique. Aujourd’hui que la mémoire collective est amnésique sur la signification sémantique originelle du mot, on retient plus volontiers les référents péjoratifs dont il est surchargé .
Pour peu que ce tableau soit suggestif, il évoque l’extrême faiblesse de la «matrice proto-industrielle» dans laquelle s’inscrit le tissage tlemcénien. Ses forces productives en portent la marque. Dans ce XIXème siècle, observe une enquête ethnographique, «le métier à tisser en usage est le métier à haute lisse, de temps immémorial dans toute l’Europe, mais sous la forme la plus simple et la plus grossière : une paire de cylindres mobiles, en bois de sapin, disposés horizontalement et supportés par des montants. La chaîne se fixe sur les cylindres en nappe verticale, s’enroulant en fil sur le cylindre inférieur, en tissu sur le cylindre supérieur». Les métiers à basse lisse dont disposent notamment les femmes à domicile sont encore plus archaïques. Assurément, nous sommes bien dans une région marquée par l’absence de véritable proto-industrialisation. Aussi bien, les seules résistances qu’elle oppose à l’intrusion du capitalisme ne sont-elles ni économiques, ni technologiques mais sociologiques et culturelles. Elles auront duré tant que le système social qui les a produites ne sombra pas dans l’adultération.
Houari TOUATI