LA CRÉATION DE L’ETAT ABD EL-WADIDE
La chute de l’empire Almohade, au début du XIIIe siècle, mit fin à l’unité politique du Maghreb. Du vide politique créé par le déclin de la puissance Almohade, émergèrent trois Etats : l’Ifriqiya sous la dynastie des Hafcides, l’extrême — Maghreb sous la dynastie des Merînides et le Maghreb Central sous celle des Abd el-Wâdides.
Les Abd el-Wâdides étaient une tribu Zenâta ; ils furent, semble-t-il, repoussés vers l’Ouest jusqu’à l’extrême — Maghreb au temps des invasions Hilaliennes, mais, plus tard, les Almohades les installèrent, en récompense de leur loyauté, dans la région qui s’étend entre Tlemcen et Oran. Le déclin des Almohades fournit aux Abd el-Wâdides, sous la conduite de Yaghmorâsan, du clan Zaïyânide, l’occasion d’installer une dynastie indépendante ; cette dynastie allait régner sur le Maghreb Central pendant trois siècles.
Pour capitale, Yaghmorâsan choisit Tagrart (l), l’actuelle Tlemcen, et au cours de son règne, qui dura près de cinquante ans, il fit beaucoup pour consolider et pour étendre le contrôle des Abd el-Wâdides sur le Maghreb Central. Pendant les années 1230 à 1250, il ne contrôlait que le territoire entourant Tlemcen et il le défendit avec succès contre les attaques des Hafcides et des Almohades. Plus tard, Yaghmorâsan entreprit une politique d’expansion territoriale, avec pour but le contrôle du reste de l’Algérie Occidentale et de Sijilmassa, qui était, au Sud du Maroc, un centre commercial de première importance sur la route principale du commerce transsaharien. Sijilmassa fut conquise en 1264, mais reprise par les Merînides dix ans plus tard. Pendant ces années, Yaghmorâsan réussit à imposer son autorité aux Maghrâwa, une tribu Zenâta qui occupait la région située entre l’oued Chélif et la Méditerranée ; il prit Miliana en 1270 et Ténès en 1273. Son fils Abu Saïd Uthman conquit le reste du territoire Maghrâwa entre 1283 et 1287 et força les Béni Tujin, autre tribu Zenâta établie dans la région située au Sud du Chélif, à reconnaître son autorité. Après la conquête de Médéa en 1289, l’Etat Zaïyânide s’étendait depuis la Moulouya à l’Ouest jusqu’à la Soummam à l’Est (Abu n-Nasr, 1971). Mais l’unité de l’Etat fut toujours fragile et menacée : de l’intérieur, par l’opposition tribale et de l’extérieur, par les ambitions territoriales de ses deux voisins.
Agadir (Tmemcen)
Néanmoins, en dépit de trois siècles d’invasions, de guerres et d’insécurité, c’est pendant cette période que la cité islamique de Tlemcen atteint le sommet de la prospérité en tant que capitale de l’état Abd el-Wâdide. Il s’agit, d’autre part, d’une période sur laquelle on possède un relativement grand nombre de documents, si on la compare aux siècles précédents : en particulier nous disposons des écrits de Ibn Khaldoûn (1322-1406), Yahya Ibn Khaldoûn (1333-1379), et de Léon l’Africain (1465-1550).
La domination Abd el-Wâdide à Tlemcen comprend deux époques, séparées par une courte période (1337-1359) durant laquelle la cité tomba sous le contrôle de la dynastie voisine des Merînides de Fès. C’est la première branche des Abd el-Wâdides qui entreprit de faire de Tlemcen une cité digne de son nouveau rôle.
Leur réussite est rapportée par Ibn Khaldôun en ces termes :
« Tlemcen est la capitale du Maghreb Central. Durant les guerres contre les Béni Ghânîya, plusieurs villes voisines ont été prises et demeurent aujourd’hui abandonnées. Tlemcen, au contraire, a accru sa prospérité, ses quartiers résidentiels se sont étendus et montrent de solides maisons en briques et en tuiles. Les successeurs de Yaghmorâsan ont fait de Tlemcen leur résidence et y ont construit de beaux palais et des caravansérails pour les voyageurs. La cité a maintenant l’allure d’une vraie capitale musulmane, centre administratif d’un Sultanat« .
C’est Yaghmorâsan lui-même qui fit construire le minaret de la Grande Mosquée et réparer le dôme et le minaret de la mosquée Idrisside à Agadir. Sous son règne, les remparts ouest furent renforcés pour pouvoir supporter les attaques continuelles auxquelles la cité était soumise. Il abandonna le palais (ChâteauVieux) construit par les Almoravides près de la Grande Mosquée et posa les fondations d’un nouveau complexe palais — citadelle (le Méchouar) dans le secteur sud de la Tlemcen actuelle ; celui-ci devint la résidence officielle des princes Zaïyânides. Ses successeurs continuèrent la tâche commencée. Le Sultan Abou Saïd Othmân construisit l’oratoire de Sidi Bel-Hasen — le plus richement décoré des mosquées de Tlemcen — en 1296. Le Sultan Abou Hammou 1er construisit la medersa, la zaouîa et la mosquée d’Oued el-Imam en 1310, et, dans le Méchouar, il construisit un palais et une mosquée (1317). Son successeur Abou Tâchfîn construisit à Tlemcen de nombreux bâtiments publics dont il ne reste plus aucune trace aujourd’hui. Seule de toutes ces constructions, la Medersa Tâchfïniya survécut jusqu’au XIXe siècle et fut complètement démolie en 1876. Il semble que le Sahridj-el-Kèbir ou Grand Bassin, situé à l’extérieur des remparts ouest de la cité, soit aussi l’œuvre d’Abou Tâchfîn. Ce bassin rectangulaire — 200m de long, 100m de large et 3m de profondeur— fut creusé puis recouvert de briques crues. Georges et William Marçais (1903) ont émis l’hypothèse qu’il s’agit d’un réservoir qui était alimenté par les sources de Lalla Setti pour fournir en abondance de l’eau d’irrigation destinée aux jardins du nord de la ville — comme le Sahridj de Marrakech construit un siècle plus tôt.
Les premiers souverains Abd el-Wâdides étaient fort désireux d’annexer les territoires de l’état Hafcide situés à l’est, mais, malgré plusieurs guerres de conquête contre leurs voisins orientaux, ils virent leur attention constamment détournée vers l’Ouest, où l’existence même de l’état était menacé par les ambitions des Merînides de Fès. Pendant le règne d’Abou Saïd Othmân (1283-1304) le Sultan Merînide, Abou Yakoûb, attaqua trois fois Tlemcen : la ville dut à ses forts remparts de n’être pas prise. Abou Yakoûb commença alors le siège de la cité en 1299 et essaya d’obtenir sa reddition par la famine. Pendant ce siège, qui dura huit ans, le Sultan de Fès éleva autour de Tlemcen un mur tel que, selon Ibn Khaldoûn,
« un esprit, un être invisible aurait eu de la peine à pénétrer dans la cité« .
A l’approche de l’hiver, le Sultan Marocain construisit aussi, à 5 Km à l’ouest de la cité, un palais, une mosquée, des quartiers pour ses soldats et pour ses fonctionnaires, des bains, des auberges et des marchés. Ce nouveau camp retranché qui fut plus tard entouré d’un système de remparts impressionnant, prit le nom d’al-Mahalla al-Mançoura (Camp de la Victoire).
Bien que la nouvelle ville comprit des constructions permanentes, la plupart des habitations étaient certainement des bâtiments temporaires, tentes ou baraques. On trouve au Maghreb plusieurs exemples de camps militaires qui avaient l’apparence de villes ; certains d’entre eux d’ailleurs devinrent plus tard des habitats urbains authentiques. Tagrart elle-même était à ses débuts un camp Almoravide à l’extérieur d’Agadir. Nous savons qu’Abou Tâchfîn, pendant qu’il faisait le siège de Bougie, réunit des artisans qui, avec l’aide de l’armée, construisirent en 40 jours une nouvelle ville du nom de Temzezdekt ; quant au Sultan Merînide Abou’l-Hasan pendant une offensive contre Sijilmassa, il employa des ouvriers à la construction d’une nouvelle ville sous les murs de la cité. Durant ces périodes de siège, beaucoup de soldats étaient accompagnés de leur famille ; s’y ajoutaient des marchands, des artisans et tous les autres fournisseurs et services qui suivaient l’armée. Si le siège était long, la construction de baraques provisoires de branchages ou de pisé devenait essentielle, particulièrement pour les mois d’hiver, et donnait au camp l’apparence d’une ville.
En dépit du fait que la majorité des constructions de al-Mançoura n’étaient pas permanentes, on a de bonnes raisons de croire que les Merînides tentèrent d’élever une ville qui pût rivaliser avec la capitale Abd el-Wâdide. A cette époque, Tlemcen avait une importance vitale comme centre de transit pour la marchandise européenne et africaine, et les échanges commerciaux demeuraient actifs en dépit des hostilités et de l’insécurité régnante. Cependant, pendant le siège de Tlemcen, des caravanes venues du Sud furent détournées par les Merînides vers al-Mançoura qui supplanta rapidement la capitale Abd el-Wâdide dans ses fonctions commerciales. Al-Mançoura devint un centre commercial prospère et une cité cosmopolite qui attirait les marchands chrétiens, musulmans et juifs de plusieurs pays. Parmi les marchands chrétiens, les majorquains avaient une position particulièrement importante et l’un d’eux, Bernât Salarn, portait le titre de « consul des marchands chrétiens de l’armée d’Abou Yakoûb ».
La ville comprenait aussi maints artisans, y compris ceux qui travaillaient les métaux précieux. D’après Georges et William Marçais (1903), c’est le transfert de ces fonctions commerciales qui transforma le camp de al-Mançoura en véritable ville. Cette théorie reçoit l’appui de Ibn Khaldoûn qui écrit que Tlemcen était
« une cité impressionnante aussi bien par son étendue que par sa nombreuse population, l’intensité de son activité commerciale ou la solidité de ses fortifications. On y trouve des bains publics, des caravansérails et une mosquée où les habitants se réunissent le Vendredi pour la prière. Chaque jour sa prospérité s’accroit ; ses marchés regorgent de denrées et les marchands viennent de nombreux pays. Il ne faudra pas longtemps à cette ville pour devenir la cité la plus influente du Maghreb « .
En 1307, Abou Yakoûb était assassiné à al-Mançoura. Son successeur conclut immédiatement une paix avec les Abd el-Wâdides et retourna à Fès avec son armée. Selon les termes du traité de paix, les Abd el-Wâdides s’engageaient à respecter la nouvelle ville Merînide ; mais il semble que, plusieurs années après le départ des Marocains, ils aient démoli systématiquement al-Mançoura parce qu’elle offrait une base facile à une nouvelle offensive contre Tlemcen. Cependant, en 1355, le sultan de Fès attaqua à nouveau la capitale Abd el-Wâdide et, après un siège de dix ans, la cité tomba entre les mains des Marocains. Pendant près d’un quart de siècle les Marocains allaient contrôler le Maghreb Central.
Le Sultan Marocain n’établit pas sa résidence dans la capitale Abd el-Wâdide, mais choisit de reconstruire al-Mançoura et d’en faire sa résidence officielle et la capitale administrative des Merînides dans le Maghreb Central. Il reconstruisit la Grande Mosquée à al-Mançoura, la décora avec profusion et construisit le fameux Palais de la Victoire, un vaste complexe palais — citadelle qui entourait des jardins et des lacs d’agrément. Cette résidence royale, située dans la partie sud de la ville, était, semble-t-il, entourée d’une aire de peuplement dense : le quartier officiel, avec de solides constructions de brique crue, quelques routes pourvues d’un revêtement, des citernes et des fontaines publiques. Les quartiers nord de la ville étaient probablement réservés aux marchands, commerçants et artisans. On construisit de nouveaux remparts flanqués de tours carrées et le Sultan Merînide fit tout ce qu’il put pour repeupler la cité et lui rendre son importance commerciale. Une fois encore al-Mançoura devint une cité prospère et florissante indépendamment de Tlemcen même.
Quant à l’existence de travaux d’urbanisme à Tlemcen même durant la période Merînide, nous en avons très peu de traces ; leurs constructions les plus importantes se trouvent dans la zone qui entoure immédiatement la capitale Abd el-Wâdide. En plus de la reconstruction et de l’embellissement de al-Mançoura le Sultan de Fès fit élever les trois bâtiments principaux de Sidi Bou Médien, situé à un peu plus d’un kilomètre à l’est de Tlemcen. Ce village, parfois connu sous le nom d’El-Eubbâd, se développa vers la fin du XIIe siècle autour de la tombe de Sidi Bou Médien, sur les pentes nord des Monts de Tlemcen. Il devint un important centre de pèlerinage et au XIVe siècle les Merînides construisirent la mosquée, la medersa et le petit palais qu’on peut encore y voir. Les Marocains construisirent aussi une mosquée près de la tombe de Sidi ’1-Haloui, juste sous les remparts nord-est de la capitale Abd el-Wâdide.
Merînides et Abd el-Wâdides étaient tous deux héritiers des traditions hispano-arabes des Almoravides et des Almohades : leur art, leur architecture étaient essentiellement ceux de l’Espagne musulmane, d’où une évidente unité de style entre Tlemcen, Fès et Grenade. Nous savons qu’à la demande du souverain Abd el-Wâdide Abou Hammoû 1er et de son fils Abou Tâchfîn, le souverain de Grenade envoya ses architectes, ses artisans et ses ouvriers les plus capables à Tlemcen et le travail de ces immigrants andalous apparaît clairement dans les bâtiments publics construits pendant la période Abd el-Wâdide et pendant la période Merînide. Le Sultan Abd el-Wâdide Abou Tâchfîn employa également des milliers de prisonniers chrétiens dans ses nombreux travaux d’urbanisme.
C’est une révolte de leurs sujets nomades qui mit fin en 1359 à la domination directe des Merînides dans le Maghreb Central et amena la restauration d’une branche des Abd el-Wâdides. Sous le nouveau Sultan, Abou Hammoû Moûsa II (1359-1389), le Maghreb Central connut une courte période de prospérité, mais, après sa mort, une longue succession de souverains faibles et de nombreuses crises dynastiques amenèrent un profond déclin politique.
Pendant de longues périodes le royaume Abd el-Wâdide se trouva réduit à l’état de vassal du Sultan de Fès et les Merînides, comme les Hafcides, intervinrent dans la politique intérieure de l’Etat. Le contraste entre la première et la seconde branche des Abd el-Wâdides s’exprime clairement dans leurs constructions : les derniers Abd el-Wâdides réalisèrent très peu de constructions importantes ; en revanche ils restaurèrent et entretinrent quelques-unes des constructions antérieures. Cependant, al-Mançoura qui leur rappelait constamment leur défaite, ne survécut pas longtemps au départ des Merînides et fut rapidement détruite. La mosquée et la tombe de Sidi Brahim construites par Abou Hammoû II illustrent la rapide décadence artistique de Tlemcen (Julien 1970).
Paradoxalement, malgré le déclin politique qui caractérisa les deux derniers siècles de la dynastie Abd el-Wâdide, la vie économique semble être demeuré prospère. Léon l’Africain après avoir visité la cité au XVIe siècle, écrit :
»Telensin, est une grande et royale cité. Du temps du roi Abou-Tesfin, elle parvint jusques au nombre de seize mille feux, et si elle était accrue en grandeur, elle n ‘était pas moindre en civilité et honnête façon de vivre . . Tous les marchands et artisans sont séparés en diverses places et rues, comme nous avons dit de la cité de Fez. Mais les maisons ne sont pas si belles ni de telle étoffe et coutanges. Outre cela, il y a de beaux temples et bien ordonnés. Puis se trouvent cinq collèges d’une belle structure ornés de mosaïques et d’autres ouvrages excellents dont les aucuns furent édifiés par les rois de Telensin et les autres par les rois de Fez… Il s’y trouve davantage un grand nombre d’hôtelleries à la mode africaine, entre lesquelles il en est deux où logent ordinairement les marchands genevois et vénitiens. Et sont les murailles merveilleusement hautes et fortes donnant entrée par cinq portes très commodes et bien ferrées, joignant lesquelles sont les loges des officiers, gardes, et gabelliers. Hors la ville se voient de belles possessions et maisons, là où les citoyens ont accoutumé en temps d’été demeurer pour le bel ébat qu’on y trouve, pour ce qu ‘outre la plaisance et belle assiette du lieu, il y a des puits et fontaines vives d’eau douce et fraîche. Puis, au dedans le pourpris de chacune possession, sont des treilles de vignes qui produisent des raisins de diverses couleurs et d’un goût fort délicat avec des cerises de toutes sortes et en si grande quantité que je n ‘en vis jamais tant en lieu où je me sois trouvé.
Les habitants de Telensin sont divisés en quatre parties, écoliers, marchands, soldats et artisans. Les marchands sont pécunieux, opulents en possession, hommes justes ayant en singulière recommandation la loyauté et honnêteté de leurs affaires et prenant merveilleusement plaisir à tenir la cité garnie, en sorte que, pour y faire conduire la marchandise, se transportent au pays des noirs. Les artisans sont fort dispos et bien pris de leurs personnes, menant une très plaisante vie et paisible, et n’ont d’autre chose qui leur revienne mieux que de se donner du bon temps. Les soldats du roi sont tous gens d’élite, et soudoyés suivant qu’on les sent suffisants et mettables, tellement que le moindre d’entre eux touche 300 ducats par mois . . . Les écoliers sont fort pauvres et demeurent aux collèges avec une très grande misère ; mais, quand ils viennent à être doctorés, on leur donne quelque office de lecteur ou de notaire, ou bien ils se font prêtres. Les marchands et citoyens vont honorablement vêtus, et le plus souvent mieux en ordre que ceux de Fez, parce qu’à vrai dire ils sont plus magnifiques et libéraux« .
La Citadelle El Mechouar
LA FONCTION DE TLEMCEN A L’EPOQUE ABD EL-WADIDE
Quelle était la base de cette prospérité ? Quelles étaient les fonctions de Tlemcen pendant l’époque Abd el-Wâdide ? La fonction administrative et militaire remplie par la cité avait une importance particulière ; elle se manifestait dans la présence d’une riche cour auprès de laquelle étaient accrédités plusieurs ambassadeurs et consuls étrangers, les makhzen (personnel administratif du souverain), les chefs militaires, la garde personnelle du prince, qui comprenait les mercenaires chrétiens, et les troupes en garnison. Les makhzen des premiers sultans Abd el-Wâdides étaient plus nombreux que ceux des Merînides. Yaghmorâsan, par exemple, quand il arrive au pouvoir, nomme un vizir (premier ministre et conseiller), un hâjib (chef de la maison royale), un secrétaire à la correspondance, un secrétaire aux armées, un ministre des finances et un cadi de la capitale. Au début, les postes-clés du gouvernement étaient donnés à des membres de la dynastie régnante, mais plus tard des réfugiés andalous et des esclaves chrétiens convertis à l’Islam arrivèrent à occuper quelques-uns des plus hauts offices de l’Etat (G. Marçais, 1940). De Tlemcen, les sultans Abd el-Wâdides gouvernaient un royaume qui s’étendait de l’Oued Moulouya à l’Ouest jusqu’à la Soumman à l’Est, territoire dont les dimensions variaient toutefois quelque peu selon la force de ses voisins. Dans les régions où l’autorité du sultan pouvait s’exercer directement ainsi que dans les centres urbains, il était représenté par un gouverneur choisi normalement dans la famille régnante. Ailleurs, l’administration des provinces était assurée par des tribus fidèles au pouvoir central et connues sous le nom de tribus makhzen.
Les souverains contribuèrent beaucoup au développement de la vie religieuse et intellectuelle de leur capitale. Ils élevèrent ou dotèrent plusieurs mosquées et construisirent de nombreuses médersas , résidences qui comprenaient des cellules pour les étudiants et des pièces prévues pour l’enseignement. Comme dans toutes les villes islamiques du Maghreb, l’école était un élément habituel du paysage urbain, contrairement à la campagne où les écoles étaient soit clairsemées soit même totalement absentes dans des régions très étendues. Cependant une partie seulement de la population urbaine avait la possibilité d’aller à l’école. Il n’y avait pas d’écoles pour filles, et beaucoup de garçons entraient tout jeunes encore en apprentissage. C’est la bourgeoisie qui fournissait à l’école la majorité de ses élèves. L’éducation comprenait principalement les études religieuses, mais la plupart des garçons ne dépassaient pas le stade de l’école coranique. Quelques-uns avaient la possibilité d’aller étudier à la mosquée sous la direction des oulémas (érudits, généralement d’origine bourgeoise et jouissant de revenus personnels) : l’étude du Coran, de la loi Hadith et de la loi musulmane avait la première place, et les autres matières occupaient une position tout à fait secondaire. Pendant cette période, Tlemcen acquit une réputation de culture et, quoique le champ des matières étudiées y fût moins étendu qu’à Fès ou Tunis par exemple, ses érudits et ses nombreux lettrés attiraient les étudiants des provinces gouvernées par les Abd el-Wâdides, mais aussi de plus loin. Sous la dynastie Abd el-Wâdide, la cité acquit son atmosphère intellectuelle propre. Mais elle assimila peu la culture des régions extérieures au Maghreb et Le Tourneau (1957) a souligné que la vie intellectuelle y était beaucoup moins raffinée que dans l’Orient musulman.
La présence d’une riche cour encouragea aussi beaucoup le développement de l’industrie urbaine : elle fournissait un marché aux produits de luxe, dont quelques-uns étaient aussi exportés en Afrique subsaharienne. Les autres produits de l’artisanat urbain se vendaient aux bourgeois et au peuple de Tlemcen et aux paysans des campagnes voisines. Pourtant la spécialisation n’était pas très poussée et toutes les villes, quelles que soient leurs dimensions, produisaient à peu près le même choix de produits de base, Néanmoins, étant l’un des plus grands centres urbains du Maghreb, Tlemcen, comme Fès et Tunis, arrivait à produire, un choix plus varié de certains produits, et ces articles étaient souvent distribués aux petites villes qui entouraient Tlemcen.
Le textile était la branche la plus importante de l’industrie. On fabriquait en grandes quantités le tissu de grosse laine et les tisserands de Tlemcen, contrairement à ceux des petites villes, fabriquaient aussi un tissu de laine fine, de la soie, du coton, du tissu mélangé laine et soie ou laine et coton, ainsi que de riches brocarts. La laine était produit local, mais il fallait importer la soie et le coton. Le peignage de la laine, le filage de la laine, du coton ou de la soie étaient effectués à la maison par les femmes des familles urbaines pauvres. Les tissus étaient tissés dans leur couleur naturelle, mais il existait aussi une industrie teinturière florissante qui produisait des fils de différentes couleurs en utilisant des colorants minéraux ou végétaux du pays. La broderie d’or et d’argent était en principe l’œuvre de femmes de la bourgeoisie qui travaillaient chez elles.
L’industrie urbaine avait une autre branche bien développée dans le tannage et le travail du cuir. Le cuir provenait de la peau de mouton, de vache, de chèvre et parfois de chameau ; dans plusieurs tanneries des ouvriers spécialisés coloraient les cuirs à l’aide de colorants locaux. Ces cuirs étaient alors vendus par les tanneries aux cordonniers, leurs principaux clients, mais aussi à des fabricants de selles, de harnais, de ceintures et de sacs. Comme la broderie sur tissu, la broderie sur cuir était effectuée à la maison par les femmes.
La construction était une autre industrie importante. Les carriers, d’abord, chauliers, fabricants de briques et de tuiles ; des menuisiers pour les portes et fenêtres, l’assemblage des plafonds et les poutres ; des forgerons pour la ferrure et, dans les habitations plus luxueuses, des maçons spécialisés : les tailleurs de marbre, les poseurs de mosaïques, les sculpteurs sur bois.
Un quatrième groupe d’industries concernait la fabrication d’outils et d’équipement à l’usage non seulement des citadins mais aussi des populations rurales voisines. Il y avait des forgerons, des tourneurs de bois, des fabricants de pelles, fourches, charrues, métiers et rouets ; il y avait des tonneliers et des cordiers. On peut ajouter à cette liste les industries manufacturières d’objets domestiques : les potiers, vanniers, soudeurs, chaudronniers et armuriers. En revanche il y avait très peu d’industries alimentaires : la plupart de ces produits étaient faits à la maison.
Pour ce qui est de l’organisation de l’industrie, chaque unité ou entreprise était de petites dimensions, parfois limitée au propriétaire (m ‘allem), plus généralement comprenant de 2 à 10 ouvriers et apprentis groupés autour du propriétaire. Rares étaient les établissements plus larges et le propriétaire, qui d’habitude travaillait avec les employés, n’était pas riche. Parfois aussi l’artisan travaillait seul dans une petite échoppe ouverte sur la rue ou dans des établissements plus importants qui abritaient plusieurs ouvriers. La journée de travail était réglée sur le nombre d’heures de plein jour, mais, compte tenu des nombreuses fêtes religieuses, des fêtes officielles pour l’avènement d’un nouveau sultan ou pour la célébration d’une grande victoire, et des cérémonies familiales (mariages ou naissances), le nombre annuel de journées de travail se trouvait considérablement réduit. On a estimé par exemple que les artisans marocains, à Fès, travaillaient 200 jours par an pendant une moyenne de six heures par jour (Le Tourneau, 1957). La mécanisation était réduite ou nulle, et les produits de l’industrie urbaine étaient faits à la main avec des outils qui n’avaient pas changé depuis des siècles. Les seules exceptions en la matière étaient la minoterie, où l’on employait parfois la force hydraulique, et les huileries où un animal était souvent employé pour tourner les meules qui pressaient les olives. Les techniques industrielles étaient des secrets jalousement gardés et transmis au cours des siècles par les artisans aux apprentis.
Peu d’artisans vendaient directement à l’acheteur ; plus généralement, les produits de l’industrie locale se vendaient par l’intermédiaire de négociants et de boutiquiers. Le négociant et le boutiquier n’avaient pas de fournisseur régulier ; ils s’approvisionnaient à heure fixe tous les jours ou une fois par semaine selon le volume des ventes.
Quoique pauvre, l’artisan, patron ou ouvrier, avait sa place dans la société urbaine. Comme Le Tourneau (1957) l’a souligné, « il a le sentiment de tenir une place dans la cité où le travail manuel n ‘est pas considéré comme une activité inférieure mais bien comme une activité sur le même plan moral que les autres. Ceux mêmes qui exercent un métier moins considéré que d’autres, comme les égoutiers ou les porteurs d’huile, ne sont point du tout regardés comme des parias : ils participent à la dignité inhérente à tout travail, ont, comme les autres, leur honneur professionnel et accomplissent leur tâche avec beaucoup de conscience et de sérieux « ,
Tlemcen fournissait une très grande variété de commerce de détail à la cité même et à ses environs. On trouve en premier lieu, abondamment et largement réparties dans la ville, les fonctions les plus humbles, qui répondaient aux besoins locaux plutôt qu’à ceux de la ville dans son ensemble : elles comprenaient les épiceries et les échoppes qui vendaient huile, savon, beurre, miel, charbon de bois, thé, légumes, fruits et autres denrées essentielles aux besoins quotidiens. Ces échoppes, qui existaient dans chaque quartier de la ville, étaient généralement groupées autour de la mosquée, des bains et du four communal. En second lieu, au sommet de la hiérarchie du commerce de détail, on trouve les marchands et boutiquiers du bazar (qaïçariya). Le bazar était une aire d’activité commerciale intense où, dans un espace relativement petit, citadins et campagnards pouvaient acheter tous les produits alimentaires ou manufacturés dont ils avaient besoin. Là, toutes les boutiques qui vendaient le même type de produits étaient concentrées dans une même rue, chacun formant cependant une unité séparée. Petits commerçants de quartier et commerçants de bazar s’approvisionnaient les uns comme les autres dans les marchés spécialisés dispersés dans la ville. En revanche, les produits d’importation étaient généralement vendus directement des marchands aux détaillants. Tlemcen jouait un rôle de carrefour commercial pour la campagne environnante, centralisant les produits locaux pour les besoins de la population urbaine ou pour l’exportation, et distribuant les produits et services dont la campagne avait besoin. Les habitants des régions rurales qui entouraient immédiatement Tlemcen apportaient eux-mêmes leurs produits aux marchés spécialisés et faisaient leurs achats dans le bazar. Les échanges commerciaux avec les régions rurales plus éloignées de la ville s’effectuaient par l’intermédiaire d’une série de centres urbains secondaires. Tlemcen, comme Tunis et comme Fès, était entourée d’un certain nombre de centres urbains plus petits servant chacun de foyer à la zone rurale qui l’entourait. Produits alimentaires et autres étaient d’abord portés par les campagnards aux marchés des petits centres urbains les plus proches ; de là ils étaient ensuite transportés jusqu’à la capitale. Les marchandises d’importation et les produits de l’industrie urbaine, vêtements, souliers, outils, étaient également distribués dans les petites villes satellites.
Néanmoins, la sphère d’influence économique de Tlemcen n’était pas très étendue, limitée à l’Est par la vallée du Sig et à l’Ouest par la Moulouya. Vers le Sud, cependant, son influence s’étendait jusqu’à la bordure nord du Sahara, couvrant les steppes des hauts plateaux de l’intérieur d’où les nomades venaient échanger les produits de leur élevage contre les céréales de la zone côtière et les produits de l’industrie urbaine (Le Tourneau, 1957).
Si Tlemcen, comme les autres villes musulmanes importantes du Maghreb à la même époque, desservait la région environnante par l’intermédiaire d’une série de centres urbains plus petits, en revanche la mauvaise qualité des communications empêchait toute compétition ou interaction économique véritable avec d’autres villes possédant un niveau élevé de services, comme Fès et Marrakech. Ces villes étaient relativement isolées les unes des autres et il y avait peu de contact économique signifiant. La spécialisation était peu développée et chaque cité devait reproduire l’ensemble des services déjà fournis par ses voisines. Webb (1957) a décrit cette situation comme celle d’une « société urbaine isolée » et l’a opposée à la « société urbaine intégrée » de nos jours. On peut distinguer une vague hiérarchie de centres administratifs, mais un système urbain véritable n’avait pas encore émergé dans le Maghreb Central sous la dynastie Abd el-Wâdide.
Tlemcen était aussi, avec un petit groupe d’autres cités, une de celles qui avaient des relations commerciales actives avec les états d’Afrique subsaharienne et les états chrétiens du Nord de la Méditerranée. Sous la dynastie Abd el-Wâdide, la principale route commerciale transsaharienne allait d’Awdaghost (royaume du Ghana), et plus tard, au XIIIe siècle, d’Oualata et de Tombouctou jusqu’au grand centre commercial du Nord, à Sijilmassa dans le Tafilelt sur la bordure nord du Sahara (Lessard 1969). Sijilmassa, cependant, était séparée de Marrakech et de Fès par la formidable barrière du Haut-Atlas, et les ports de Safi, Salé, Arzila et Ceuta étaient sous le contrôle Merînide, tandis que les communications avec Tlemcen, dans le Maghreb central, à 50 Km seulement de la Méditerranée, étaient beaucoup plus faciles et se faisaient à travers les steppes facilement accessibles des hauts plateaux de l’intérieur. En conséquence, Tlemcen vint à occuper une position-clé sur le grand axe commercial qui reliait le monde méditerranéen et le monde africain. De même que Sijilmassa était la « porte du désert » qui conduisait à l’Afrique subsaharienne, Tlemcen était, pour les caravanes venant du Sud, la porte du bassin méditerranéen.
Les caravanes qui arrivaient à Tlemcen en provenance du Sud apportaient del’ivoire, des plumes d’autruche, de la gomme, de l’encens, de l’ambre, mais surtout de l’or et des esclaves — les deux éléments les plus importants du commerce transsaharien ; elles les échangeaient contre des céréales, des tissus, du cuivre, de la verrerie, des drogues et des parfums ; certains de ces produits étaient importés d’Europe. Al-Maqqari qui écrivait au XVIe siècle, nous a laissé un tableau vivant, basé sur des lettres familiales en sa possession, des activités commerciales de certains membres de sa famille, marchands à Tlemcen pendant la deuxième moitié du XIIIe siècle. Il nous apprend que leurs caravanes empruntaient la route de Sijilmassa à Oualata en passant par Teghaza, et que, pour assurer l’écoulement régulier des marchandises, on avait dû faire creuser de nouveaux puits le long de la route, organiser des convois avec d’autres groupes de marchands, et recruter, pour les accompagner, des guides qualifiés ansi que des gardes armés. Cinq petits-enfants du fondateur de cette famille de marchands formèrent une société avec deux d’entre eux établis à Tlemcen, un à Sijilmassa pour servir d’agent de liaison, et deux à Oualata. Des membres de la communauté juive de Tlemcen jouèrent aussi un rôle actif dans le commerce avec le Sud (Coudray, 1897 ; Barges, 1853 ; Mauny, 1961).
Les origines du commerce transsaharien sont obscures : on en trouve les premières traces dans des documents Ibadites qui montrent que des échanges commerciaux existaient à la fin du VIIIe siècle entre la capitale Rostemide, Tihert (près de l’actuelle Tiaret), fondée en 761 ap. J.C., et les états du Ghana et du Gao (Lewicki, 1962). Les marchands de Tihert n’étaient pas les premiers commerçants musulmans à atteindre la zone soudanaise de l’Afrique de l’Ouest ; ils furent certainement précédés par des marchands de Sijilmassa (fondée en 757-758 ap. J.C.), de Ziz et de Daria (villes qui florissaient avant Sijilmassa), et de Tarqala. La conquête arabe joua à l’évidence le rôle d’un puissant stimulant pour le commerce transsaharien et il semble probable, même en l’absence de preuves certaines, que Tlemcen devint très tôt un des terminus nordiques de ce commerce, peut-être pendant le VIIIe siècle alors que la ville était la capitale d’un petit état Khârijite.
Plus tard, lorsque Tlemcen devint le centre politique du Maghreb central sous la dynastie Abd el-Wâdide, les relations commerciales avec le Sud connurent une rapide expansion. En fait les premiers Abd el-Wâdides choisirent peut-être Tlemcen comme capitale précisément pour profiter des revenus provenant du commerce transsaharien et pour porter plus loin ce dernier.
Des marchands européens de Gênes, Pise et Marseille, et des royaumes d’Aragon et de Castille visitaient fréquemment les ports côtiers du Maghreb central, surtout Honeïn, mais aussi Taount, Mazagran, Mostaganem, Ténès, Brechk, Cherchel et Alger avant la création de l’état Abd el-Wâdide ; tous s’empressèrent d’établir des liens avec le nouveau pouvoir à Tlemcen. Contrairement à l’état Merînide dans lequel ils voyaient une projection de la Castille, et au royaume Hafcide qui avait des liens étroits avec la Sicile, le sultanat Abd el-Wâdide était, aux yeux des Européens, une partie du monde africain, sa capitale était le terminus nordique du grand axe commercial qui conduisait au mystérieux Eldorado africain. Peu de marchands européens pénétrèrent au sud jusqu’à Sijilmassa ; la majorité d’entre eux se contentaient de s’établir à Tlemcen où ils trouvaient un commerce bien organisé en affaires prospères comprenant des marchands musulmans et juifs qui eux-mêmes faisaient du négoce avec l’Europe.
Au début de l’histoire du sultanat Abd el-Wâdide, des marchands originaires du royaume d’Aragon arrivèrent à dominer le commerce entre Tlemcen et l’Europe, et la pénétration commerciale et financière des Catalans dans l’état Abd el-Wâdide aux XIIIe et XIVe siècles a été étudiée en détail par Dufourcq (1966). Depuis le début du XIIIe siècle, les états chrétiens de l’Ouest méditerranéen avaient de puissantes visées commerciales sur le Maghreb, mais peu d’entre eux avaient les mêmes avantages que l’ Aragon. Contrairement à ses riveaux italiens, l’Aragon, avec la Castille et le Portugal, avait derrière lui des siècles d’expérience de relations économiques, politiques et culturelles étroites avec le Maghreb, et, en dépit des progrès de la reconquista, ces états demeuraient intellectuellement et culturellement proches de leurs voisins musulmans du sud du bassin Méditerranéen. Mais la puisssance de la Castille était essentiellement sur terre, et le Portugal, pour sa part, avait tourné le dos à la péninsule et à la Méditerranée. L’Aragon, en revanche, s’il jouait un certain rôle dans les affaires de la péninsule, était aussi une grande puissance commerciale, possédait une puissante flotte marchande basée dans les ports prospères de Barcelone, Valencia et Palma, et la Méditerranée était sa zone d’activité naturelle. La position géographique des territoires placés sous contrôle aragonais, en particulier la position stratégique de l’île de Majorque, conquise en 1230, favorisait le développement de liens commerciaux avec les Sultanats du Maghreb. Le succès des marchands catalans dans le Maghreb en général et dans l’état Abd-el-Wâdide en particulier avait encore d’autres raisons. Les souverains aragonais s’intéressaient particulièrement aux activités commerciales de leurs sujets et les encourageaient,, voyant en elles un élément essentiel de la puissance et de l’influence du royaume. En fait l’importance du commerce était reconnue par toutes les sections de la société catalane : princes, nobles, bourgeois, gens du peuple, chrétiens, juifs et musulmans, le roi lui-même, tous avaient une part dans des aventures commerciales. Bien plus, dès le début du XIIIe siècle, le commerce était devenu, beaucoup plus que la guerre, le moyen par lequel les Aragonais cherchaient à étendre leur influence politique sur le Maghreb, et en particulier sur le sultanat de Tlemcen, porte ouverte sur la richesse de l’Afrique subsaharienne. On a également estimé qu’au début du XIIIe siècle, à peu près 40 % de la population d’Aragon, particulièrement à Valencia et à Majorque, était composée de musulmans ; et comme les désaccords se multipliaient entre les deux communautés religieuses, de nombreux musulmans s’empressèrent d’émigrer au Maghreb. Cette situation fut utilisée comme moyen de pression sur les Sultanats du Maghreb, sensibles à la condition faite à leurs co-religionnaires d’Aragon, afin d’obtenir d’eux des concessions. Confrontés à une succession de révoltes musulmanes au XIIIe siècle, les souverains d’Aragon étaient eux-mêmes fort désireux de trouver un moyen de faciliter le départ de leurs sujets musulmans gênants. Mais le facteur le plus important était le fait que de nombreux marchands de Barcelone et de Majorque étaient des juifs qui avaient l’avantage d’avoir des liens très étroits avec les communautés juives qui faisaient du négoce — en particulier le commerce de l’or — dans le Maghreb central et, plus au Sud à Sijilmassa (2). C’est par l’intermédiaire des relations étroites qui existaient entre les juifs de Barcelone, de Majorque, de Tlemcen et de Sijilmassa qu’un contact sûr et direct put s’établir et se maintenir entre l’Aragon et l’Afrique subsaharienne.
Le premier contact diplomatique entre la Couronne d’Aragon et le Sultanat Abd el-Wâdide dont l’existence nous soit connue prit place en 1250, quand Yaghmorâsan envoya un ambassadeur, Abou-Arlan, à Barcelone. Il semble que ces négociations entre Yaghmorâsan et Jacques le Conquérant avaient pour but d’encourager le commerce, déjà important, entre les deux états : à cette fin, le roi d’Aragon interdisait aux pirates catalans d’attaquer les navires et les ports Abd el-Wâdides. Il est aussi probable qu’on se mit d’accord sur les procédures de l’émigration au Maghreb de musulmans de Castille et de Valencia, qui eut lieu en 1258 (les fameuses « émigrations organisées ») en échange de la libération et du rapatriement des catalans prisonniers dans le Sultanat. Il semble que très tôt Jacques le Conquérant ait utilisé la présence dans le sultanat de marchands catalans et de mercenaires catalans employés par Yaghmorâsan, pour étendre son influence politique et financière à Tlemcen. En 1265 et 1267, Valcayt, chef de la communauté catalane de Tlemcen, était également le chef officiel de tous les Chrétiens, civils et militaires, des territoires Abd el-Wâdides, formule qui avait clairement pour but de contrôler ou d’éliminer les Italiens et autres marchands rivaux. L’opposition de Gênes, de Pise, et des Abd el-Wâdides eux-mêmes amena le roi d’Aragon à abandonner ces prétentions en 1272, mais il apparaît que, la même année, Yaghmorâsan accepta de verser certaines sommes à la couronne d’Aragon, par le moyen d’un « présent » annuel et par le reversement d’une partie des droits de douane payés par les marchands catalans dans le Sultanat. En fait, cela représentait un tribut annuel payé par les Abd el-Wâdides, qui obtenaient en retour deux privilèges : la paix et de paisibles échanges commerciaux avec l’Aragon.
Après la mort de Jacques le Conquérant les rapports avec Tlemcen demeurèrent à peu près inchangés sous le règne de Pierre III, son successeur. Le nouveau roi, après un échange d’ambassadeurs, fit en 1277 un « traité » avec Yaghmorâsan qui acceptait de payer un tribut annuel de 2000 dinars d’or à la Couronne d’Aragon ; il semble que ce tribut était complètement indépendant du reversement des droits de douane. Le tribut, cependant, ne fut pas payé régulièrement, ce qui est peut-être la raison principale des hostilités périodiques qui éclataient entre les deux pays. Néanmoins, après la mort de Yaghmorâsan, le nouveau sultan, Abou Said Othmân, renouvela le traité d’amitié avec Pierre III en 1285. L’accession au trône d’Alphonse III fournit l’occasion de nouvelles négociations entre l’Aragon et Tlemcen, et ces négociations aboutirent au fameux traité de 1286 — le premier traité entre les deux états dont le texte nous soit connu. Il couvrait plusieurs aspects des relations entre les deux états — relations commerciales, financières et politiques — mais la clause concernant les relations commerciales était capitale : le port officiellement reconnu pour le commerce Catalan (3) était Oran, où un agent du roi était habilité à percevoir et à reverser à la Couronne d’Aragon 50 % des droits d’importation payés par tous les marchands chrétiens à Oran et dans tous les autres ports du Sultanat. Cette procédure semble avoir remplacé l’idée d’un tribut annuel fixe. Le traité marqua le plus haut point de la pénétration catalane dans le Sultanat. Il représentait une victoire évidente sur les intérêts commerciaux des autres états chrétiens, en particulier sur les Italiens, et une certaine perte d’indépendance économique du côté des Abd el-Wâdides.
Jacques II, qui devint roi en 1297, tenta plusieurs fois de conclure un traité avec le Sultan de Tlemcen. mais toutes ses tentatives aboutirent à des échecs, et le nouveau roi ne parvient pas à renforcer davantage la pénétration économique des Catalans dans le Sultanat, ni à faire de l’état Abd el-Wâdide un satellite politique. Néanmoins, même sans l’aide d’un traité en bonne et due forme les liens entre les deux états étaient si nombreux et variés que, malgré le retour périodique des hostilités, des relations amicales se rétablissaient rapidement.
Les marchandises les plus importantes, dans le commerce des marchands catalans à Tlemcen, étaient les tissus de laine et la toile fabriquée en Aragon, en France et dans les Flandres. Les autres importations comprenaient des épices, de l’indigo et du coton apportés du Moyen-Orient par des marchands de Barcelone et de Majorque ; de petits objets de verre, des bijoux et de la quincaillerie (une partie de ces articles était alors revendue en Afrique subsaharienne par des marchands juifs et arabes) ; du plomb, du cuivre, du sel, de l’huile, du vin et des fruits secs (quoique plusieurs des fruits importés fussent aussi produits à l’intérieur du Sultanat). Les exportations du Sultanat vers l’Aragon et vers d’autres pays européen comprenaient : de l’or de l’Afrique subsaharienne, que les Catalans utilisaient pour acheter des produits en provenance du Moyen-Orient ; des esclaves de l’Afrique subsaharienne et des territoires Abd el-Wâdides ; du grain, des peaux,de la laine, du cuir et des dattes, produits du Sultanat.
La capitale Abd el-Wâdide devint en fait un marché florissant pour le négoce international : les produits de l’Afrique subsaharienne et du Maghreb central y étaient centralisés pour l’exportation vers l’Europe, et les produits de l’Europe et de l’Est de la Méditerranée y étaient redistribués aux autres régions du Sultanat et aux Etats placés au Sud du Sahara.
Il est difficile d’évaluer l’importance du commerce entre Tlemcen et l’Aragon, vu l’absence générale de documents ou le caractère fragmentaire de ceux que nous possédons. Néanmoins, les recherches de Dufourcq (1966) nous donnent une idée de l’envergure des échanges commerciaux entre l’Aragon et Tlemcen, du moins pendant les XIIIe et XIVe siècles. Un registre unique, conservé aux archives de Palma, indique qu’entre le 23 janvier et le 18 mars 1284, 45 navires quittèrent Majorque, un tiers d’entre eux pour se rendre dans le Sultanat de Tlemcen (9 à Oran, 3 à Alger, 2 à Brechk, 1 à Ténès). Ainsi, même en plein hiver, 2 ou 3 petits navires appareillaient chaque semaine pour les ports Abd el-Wâdides. Nous savons qu’en 1328, 20 navires environ quittèrent Majorque pour des ports Abd elWâdides et qu’il y avait des traversées régulières, au moins une fois par mois, entre Majorque, Valencia, Barcelone et Oran, Honeïn et les petits ports du Maghreb central. Selon les documents assemblés par Dufourcq, 150 navires catalans débarquèrent dans des ports Abd el-Wâdides entre 1308 et 1331. Beaucoup, sinon la majorité de ces navires firent certainement plus d’une traversée d’un port du Sultanat à un autre, et le chiffre n’inclut pas, bien entendu, les navires Abd el-Wâdides, ou les navires appartenant à des Italiens, des Castillans ou à d’autres états chrétiens. Selon des estimations modérées, les exportations catalanes à Tlemcen à la fin du XIIIe siècle se montaient à 35 000 dinars et au début du XIVe siècle, cette somme s’élevait à 100 000 dinars. Ces statistiques, quoique trop souvent incomplètes, témoignent de l’intensité et de l’envergure des échanges commerciaux entre Tlemcen et l’Europe à cette époque, en dépit du mauvais temps, du climat politique changeant et de la piraterie.
Les liens commerciaux étroits entre Tlemcen et l’Aragon durèrent jusqu’au milieu du XIVe siècle environ, après quoi prit fin l’influence catalane sur le commerce extérieur du Sultanat. A partir du début du XIVe siècle, la diplomatie aragonaise se désintéresse de plus en plus du Maghreb pour se tourner vers le reste de la péninsule ibérique et vers l’Italie. La piraterie augmente, interrompant le commerce entre l’Aragon et le Sultanat. Mais un autre facteur, d’aussi grande importance, intervint : la conquête de Gibraltar par les Merînides en 1333 et la reconquête des îles de Kerkennah et de Djerba en 1335 donnèrent aux musulmans une nouvelle assurance et les rendirent moins dociles aux pressions exercées par les Catalans et moins prêts à accepter une position de dépendance dans leurs relations avec la Couronne d’Aragon. Des marchands catalans continuèrent leur commerce avec les états Abd el-Wâdides (4), mais les liens commerciaux avec les états italiens de Gênes et de Venise semblent être devenus plus importants. Léon l’Africain note la présence à Tlemcen, au début du XVIe siècle, de nombreux marchands génois et vénitiens ; il rapporte qu’avant la prise d’Oran par les Espagnols en 1509, quoiqu’Oran ne fût plus le premier port du Sultanat, des marchands génois, vénitiens et aussi catalans y faisaient commerce. Certains marchands arabes et juifs de Tlemcen tirèrent d’énormes profits de leur commerce avec le Sud et avec l’Europe et, faute d’autres possibilités, ils investirent une partie de leurs richesses en terres. La plaine fertile qui était située au nord de la ville était consacrée à des vergers et jardins où de nombreux citoyens riches firent construire des maisons qu’ils habitaient pendant les mois d’été. Les jardins étaient cultivés par des fermiers qui vivaient en ville. On cultivait beaucoup la vigne autour de Tlemcen et des vignerons juifs de la ville faisaient d’excellents vins (Isnard 1951). Au delà des jardins et vergers de banlieue, il y avait des terres consacrées aux céréales et à l’élevage. Ces terres aussi étaient souvent la propriété de riches citoyens et elles étaient occupées par des villageois et par des tribus parfois apparentés à des familles de la ville. Durant l’époque médiévale, c’est la cité qui dominait l’agriculture et l’économie tribale de la région qui l’entourait, créant son modèle propre d’utilisation de l’espace rural.
( 1 ) La cité de Yousouf ben Tâchfîn fondée au IXe siècle à côté d’Agadir, ville islamique du VIIIe siècle construite sur le site de la ville romaine de Pomaria.
(2) L’importance que Barcelone attachait à la coopération juive africaine dans le développement des relations commerciales avec Tlemcen se révèle dans le fait qu’en 1247 le roi d’Aragon (Jacques le Conquérant) étendit sa protection royale à deux familles juives établies à Sijilmassa.
(3) Au mois de juin 1385, une lettre du gouverneur de Majorque au sultan de Tlemcen, Abou Hammou Moûsa II (1359-1389) indique que Honeïn était officiellement le port d’entrée dans le Sultanat. Au XIIIe siècle, Oran semble avoir été beaucoup plus important qu’Honeïn, au début du XIVe siècle, les deux ports étaient d’importance égale (Dufourcq, 1969). La lettre de l’année 1385, ainsi que les recherches de X. Le Cour Grandmaison (1966), indiquent cependant qu’à la fin du XIVe siècle Honeïn était le port principal du Sultanat ; mais nous ignorons la raison de son importance croissante et du déclin relatif d’Oran.
(4) La lettre du Gouverneur de Majorque au Sultan Aboû Hammoû Mousa II en 1385 prouve que des marchands catalans faisaient toujours négoce avec Tlemcen. Deux ans plus tard, quand le Sultan fut déposé par son fils, il quitta son royaume sur un navire marchand catalan qui faisait route d’Oran vers Alexandrie via Tunis.