Les greniers de Belloul ou le génie de l’architecture berbère

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 Les greniers de Belloul ou le génie de l’architecture berbère dans Architecture & Urbanisme 1571140162-belloul

 

 

 

 

 

 

 

Greniers collectifs fortifiés datant de la préhistoire, les greniers de Belloul ont toujours été restaurés et entretenus grâce à un savoir-faire transmis de génération en génération.

 

 

 

 

 

Si les sites et vestiges architecturaux à travers le grand Aurès – qui se comptent par centaines voire par milliers – ne font pas l’objet d’une véritable prise en charge (protection, valorisation, classement, etc.), à cela s’ajoutent l’inconscience et l’insouciance du citoyen, qui ne se contente plus d’agresser ce patrimoine (pillage, démolition, inscription et graffitis sur pierre des sites mêmes).

Des témoignages çà et là indiquent que des groupes de pilleurs effectuent des fouilles illégales nocturnes équipés de détecteurs de métaux mais aussi d’outillages (pelles, pioches). Les sites les plus visités par ces visiteurs de nuits sont M’daourouche (Souk Ahras), le site archéologique de Baghai – Kasr el Kahina – (Khenchela), ainsi que d’autres vestiges dans la wilaya de Tébessa. La proximité de ces villes avec les frontières les exposent un peu plus que les autres régions à l’intérieur du pays au pillage et vols systématique de tout ce qui peut se vendre. Les citoyens disent avoir entendu parler de brigades spéciales, et ce, depuis quelques années, mais sur le terrain, aucune présence.

 

 

 

Les vestiges les plus éloignés, les moins en vue et les moins connus semblent êtres naturellement protégés car inaccessible à l’exemple des greniers de Belloul. Greniers collectif fortifiés datant de la préhistoire, qui ont été toujours restaurés et entretenus grâce à un savoir-faire transmis de génération en génération. Selon le docteur architecte ingénieur conseil, Agguerabi Bachir, auteur d’une thèse sur l’espace fragmenté de l’habitat des Aurès (Genève 2007), “ce genre de constructions était édifié par les Berbères des Aurès qui avaient une grande maîtrise et connaissance de la bâtisse et du savoir-construire qui existent jusqu’à nos jours”. M. Agguerabi tient cependant à souligner quelques particularités et singularités des habitants de la région de Balloul où se trouve présentement le grenier collectif : “Les Chaouis de cette région sont des propriétaires terriens ; ils font de la transhumance, souvent confondue avec le nomadisme (les nomades ne possèdent pas de terre). Leur propriétés va de la montagne jusqu’au sud où ils se déplacent l’hiver et reviennent l’été pour stocker justement leurs récoltes dans les greniers, sachant que ces derniers (les greniers) sont dotés d’un système dit archaïque, mais révèle une grande ingéniosité quant à la distribution équitable des céréales aux membres de la même tribu, qui ont contribué aux différentes étapes du travail de la terre.”

 

 

L’architecte attire notre attention sur le fait qu’une telle perle architecturale n’est pas à l’abri d’un éboulement ou d’un effondrement ou tout juste de l’usure par les intempéries. Il ajoute qu’une autre tour qui se trouvait dans la région de Baniane (Batna) pas loin de Balcon de Ghoufi n’existe plus qu’en carte postale, car elle n’a pas été prise en charge, ni protégée ni restaurée. Elle a disparu. “Un travail colossal est fait chez nos voisins marocains où se trouvent encore ce genre de constructions à étages ; les greniers collectifs qui sont pris en charge par des spécialistes (architectes, archéologue et bâtisseurs) qui ont gardé le secret de ce genre de réalisations. Ce n’est, hélas, pas le cas chez nous”, a rappelé notre interlocuteur. A la direction de la culture, service du patrimoine, le responsable du secteur nous indique que le vestige a été classé et répertorié depuis les années 1990 avec d’autres sites à l’exemple de l’architecture d’Iguelfene. Beaucoup plus prudent, le responsable du patrimoine estime que certes le Grenier de Belloul ne peut être qu’une construction berbère, cependant aucune dation exacte n’a été établie, ce qui ne donne pas une référence exacte quant à l’époque de sa réalisation.

 

Le collectif SOS Imedghassen, et par la voix de son porte-parole, M. Sofia nous déclare non sans grande amertume : “C’est le fait de vouloir couper les cheveux en quatre et aussi gérer un souci archéologique administrativement qui sont à l’origine de plusieurs drames : la restauration infidèle à l’architecture d’origine est devenue un sport nationale, vous n’avez qu’à voir la ‘bétonisation’ de l’arc de Caracalla à Tébessa ou à 25 km d’ici Imedghassen qu’on a mis en irréversibilité et risque de perte d’authenticité. Il y a cette tendance à vouloir guérir le cancer par l’aspirine, il est grand temps de prendre notre patrimoine en charge.” Pour revenir aux greniers de Belloul, être loin des sentiers battus ne signifie point être à l’abri. Les pierres bien taillées de ses vestiges ne sont pas à l’abri des convoitises et des vendeurs et pilleurs de la mémoire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Source:  www.liberte-algerie.com

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




Les Mosquées Ibadites du Maghreb (Djerba en particulier)

12082019

 

 

 

 

 

 

 

 

Trois ensembles importants d’architecture religieuse ibadite subsistent dans le Mzab algérien, dans le djebel Nafûsa libyen et sur l’île tunisienne de Djerba. L’histoire de ces deux dernières régions est proche : leurs populations berbères ont soutenu les premières révoltes kharidjites menées contre les gouverneurs arabes de Kairouan et sont restés fidèles aux imams Rustumides de Tahert malgré les nombreux schismes qui les ont divisées. Leur isolement géographique leur a permis de conserver pendant plusieurs siècles une relative indépendance et de s’affirmer comme d’importants centres culturels ibadites, où venaient se former de nombreux étudiants. Djerba et le djebel sont d’ailleurs demeurés longtemps en étroit contact, ce qui se ressent dans leur architecture. L’histoire des Ibadites du Mzab est tout autre : après la perte de Tahert, tombée aux mains de l’armée fatimide, l’imam rustumide déchu et ses proches se sont réfugiés dans l’oasis de Sedrata, non loin de Ouargla. Ce n’est que dans la première moitié du XIe siècle que les Ibadites algériens se sont progressivement installés dans la vallée inhospitalière de l’oued Mzab, l’ont irriguée et y ont bâti cinq cités. L’architecture mozabite, popularisée par les ouvrages de Manuelle Roche et d’André Ravéreau et mentionnée dans de nombreuses études traitant de l’architecture musulmane, est bien connue. À l’inverse, celle de Djerba et du djebel Nafûsa, moins spectaculaire, ne comptant pas d’ensembles urbanistiques élaborés mais de simples édifices épars, a rarement suscité l’intérêt des chercheurs.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les mosquées djerbiennes

 

 

 

Ces lieux de culte sont particulièrement intéressants pour étudier les spécificités architecturales communes à l’ensemble des mosquées ibadites maghrébines, notamment grâce à l’ancienneté avérée de plusieurs d’entre elles. La jâmi‘ Tâjdît remonterait à la fin du IXe siècle, la jâmi‘ al-kabîr ou grande mosquée d’Abû Miswar, et la mosquée côtière de Sîdî Yâtî datent assurément du Xe siècle. De nombreuses autres mosquées ibadites sont manifestement très anciennes mais la date précise de leur construction est rarement connue et leur style immuable ne peut en aucune façon contribuer à les dater. Elles sont parfois rattachées à un siècle grâce à un célèbre savant qui y a enseigné et dont on connaît l’année du décès, mais le plus souvent les habitants ont complètement oublié l’époque de leur fondation et aucun document écrit n’en garde le souvenir.

Ce problème de datation est identique dans le djebel Nafûsa. Selon la tradition populaire, Djerba, appelée familièrement « l’île des mosquées », compte un nombre de lieux de culte équivalent au nombre des jours de l’année. En 1941, René Stablo a dénombré 166 mosquées ibadites et 122 malékites , ces dernières étant souvent d’anciennes mosquées ibadites reconverties ou de nouveaux lieux de culte bâtis à l’image de ces dernières(1). Les mosquées sont réparties de façon tout à fait équilibrée sur toute la surface utile de l’île, reflétant de la sorte la dispersion caractéristique de l’habitat djerbien. La plupart d’entre elles, extrêmement modestes, sont situées à l’intérieur des terres, soit à proximité des hameaux, soit désormais complètement isolées. Leur nombre important s’explique surtout par le rôle vital que jouait jadis le lieu de prière, même si seul un groupe restreint, voire une seule famille, le fréquentait. La mosquée était en effet le centre de toute la vie spirituelle et sociale de la communauté. En plus de son rôle religieux, elle servait d’école pour les étudiants de tous les âges, constituait le principal refuge en cas d’attaque et permettait aux voyageurs de se loger. Elle assumait aussi diverses fonctions juridiques, de la ratification des contrats de mariage au jugement des affaires sociales et économiques. Contrairement à la règle établie ailleurs, l’édifice religieux djerbien n’a donc pas engendré les agglomérations. Le Mzab se distingue également par la multiplication des lieux de culte : si les mosquées principales se trouvent au centre des villes qu’elles signalent de loin par leur haut minaret, on trouve également de nombreuses petites mosquées dans les palmeraies pour la saison d’été et dans les cimetières, très utilisées en hiver.

 

 

 

 

 

Les mosquées djerbiennes sont toutes bâties sur le même modèle et recouvertes, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, d’une épaisse couche de chaux. Elles se caractérisent par leur taille réduite, leur simplicité et leur sobriété. La plupart du temps, la salle de prière au plan carré se trouve au centre d’une cour dans laquelle une ou plusieurs citernes collectent l’eau de pluie. Plusieurs dépendances peuvent la compléter, selon l’importance et le rôle de la mosquée. L’annexe la plus fréquente est le local réservé aux ablutions, parfois alimenté par un puits d’eau saumâtre. On trouve souvent un petit portique formé la plupart du temps de trois arcs, le riwâq ou burtâl qui accueille la prière des fidèles en été. De petites pièces peuvent abriter les leçons des enseignants ou héberger les pèlerins et les voyageurs. Les mosquées comportant plusieurs annexes sont le plus souvent ceintes par un mur d’une hauteur variable, autour duquel s’est parfois développé un cimetière. Certaines mosquées plus vastes, qui étaient autrefois des madrasas réputées, comprennent des chambres destinées à loger les étudiants et leurs maîtres, une cuisine ou des pièces pour entreposer les provisions : c’est le cas de la grande mosquée d’Abû Miswar. Mais la plupart des lieux de culte n’ont qu’un nombre réduit de dépendances, à l’instar de la mosquée al-Majlis, qui daterait de la fin du XVIe siècle. Cette mosquée située au sud de l’île est l’archétype des mosquées ibadites djerbiennes : à gauche se trouve un petit riwâq et à droite, plusieurs petites annexes qui servent de local à ablutions et de pièces de service.

 

 

 

 

 

 

 

 

  

Les Mosquées Ibadites du Maghreb (Djerba en particulier)  dans Architecture & Urbanisme img-1-small640

Mosquées al-Majilis (Guellala, Djerba)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Djerba, marquée par son extrême vulnérabilité, connut une histoire mouvementée et subit, dès le XIe siècle et jusqu’en 1560, un très grand nombre d’attaques, passant de main en main au profit tantôt des chrétiens, tantôt des musulmans. Ces menaces permanentes poussèrent les Ibadites à imaginer sur tout le littoral de l’île un important système défensif. En première ligne, au bord de la mer, se trouvait une ceinture de mosquées chargées de surveiller la côte, souvent particulièrement discrètes, ramassées sur elles-mêmes et dépourvues de minaret. Les fidèles s’y succédaient sans relâche, partageant leur temps entre la prière et l’observation de la mer. En cas d’attaque, ils prévenaient la population par des signaux lumineux et par la fumée dans la journée, par le feu la nuit. Parmi les plus célèbres figurent Sîdî Jmûr à l’ouest de l’île et Sîdî Yâtî au sud. En plus de ces mosquées de guet qui rappellent par plusieurs aspects le ribâṭ aghlabide, de nombreuses mosquées permettaient à la population de se réfugier en cas de nécessité. Placées en seconde ligne et équipées pour tenir des sièges, elles comprenaient généralement plusieurs citernes et des locaux destinés à entreposer des victuailles. Ces mosquées sont généralement dites « fortifiées » à cause de leurs imposants contreforts et de l’enceinte, parfois percée de meurtrières, qui regroupe leurs différentes annexes. Plusieurs d’entre elles gardent les traces d’un mâchicoulis et la vieille mosquée Tâjdît présente la particularité d’en conserver deux, situés au-dessus de chacune des deux entrées de la mosquée. Parmi les mosquées fortifiées les plus remarquables, figurent, outre la Tâjdît, les mosquées Midrâjin et Talâkîn.

 

 

 

 

 

 

 

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Mosquée Tâjdît (Fâtû, Djerba)

 

 

 

 

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Mosquée Talâkin (Ghizen, Djerba)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La multiplication des mihrabs

 

 

 Quelle que soit la région ibadite dont ils proviennent, les mihrabs sont la plupart du temps réduits à leur plus simple expression, une modeste niche absidiale faisant saillie à l’extérieur des murs, dont la petite taille crée sans doute un lien plus intime entre le fidèle et la divinité. Certaines particularités régionales font exception à cette règle. Les mihrabs mozabites adoptent parfois une forme rectangulaire, alors que dans la région libyenne de Nalut, ils se présentent à l’occasion comme des arcs en ogive très pointus. On trouve aussi dans le djebel Nafûsa plusieurs mihrabs très profonds et très hauts. Ainsi, à la mosquée Ḥawariyyîn d’Iner, la niche mesure 2,15 m de hauteur et 1,25 m de profondeur, tandis qu’un mihrab de la région de Tamazda mesure 2 m de hauteur et 1,53 m de profondeur. À Djerba, plusieurs mosquées possèdent deux mihrabs côte à côte dans la salle de prière, qui témoignent d’un agrandissement de la salle au cours des siècles. Plutôt que de supprimer l’ancien mihrab, les Ibadites ont préféré le conserver et en percer un autre centré par rapport à la salle agrandie. On ne trouve évidemment ces doubles mihrabs que dans les édifices qui ont connu momentanément une grande affluence, comme les mosquées Midrâjin, Walḥî ou encore Talâkîn. La présence de deux mihrabs semble être quasiment devenue une tradition architecturale à Djerba. Les doubles mihrabs se multiplient de la même façon dans le Mzab, où l’on trouve même une triple niche : la mosquée de Guerrara, fondée au XVIIe siècle, a conservé au milieu de sa salle de prière l’arc du mihrab original puis, sur le mur de la qibla, le mihrab du premier agrandissement à côté de celui du second agrandissement. De même, une mosquée du djebel comporte deux mihrabs, placés chacun dans une travée différente, l’un d’eux étant sans doute une adjonction postérieure.

 

 

 

Les mosquées ibadites possèdent généralement plusieurs lieux de prière bien distincts. Leur fréquentation varie selon les saisons et les heures du jour : outre la salle de prière fermée, des mihrabs sont installés à l’extérieur. Sur l’île, on les trouve à de nombreuses reprises dans le riwâq, portique destiné à protéger les fidèles du soleil. Par la présence d’un mihrab, le riwâq se transforme en fait en une véritable mosquée d’été. Les cours des mosquées mozabites comportent également des galeries à arcades qui permettent de prier à l’abri du vent. La cour de la mosquée de Ghardaïa est une salle de prière en plein air où se trouvent deux mihrabs côte à côte . De même à Djerba, des mihrabs sont aménagés dans le mur qui entoure l’espace sacré de la mosquée. Ils sont assez fréquents, quelle que soit la hauteur du mur : s’il est bas, il est surélevé à l’endroit du mihrab. Ces niches donnant sur la cour existent également dans le djebel Nafûsa . Enfin, les mosquées mozabites comptent parfois des mihrabs sur la terrasse aménagée au-dessus de la mosquée. Nous n’avons jamais vu de mihrab de terrasse à Djerba mais il semblerait qu’il existe dans le djebel une mosquée surmontée d’un toit portant un mihrab. L’île présente un dernier type de mihrab nettement plus bas que les autres, le « mihrab isolé » qui est maçonné et chaulé dans la cour. On le voit en trois exemplaires à la grande mosquée d’Abû Miswar, notamment face à l’entrée de la salle de prière. Dès le XIe siècle, elle est devenue une madrasa renommée, les plus grands savants Ibadites y ont enseigné et des étudiants venus de tout le Maghreb y ont suivi leurs cours . L’affluence extraordinaire qu’elle a connu pendant tout le Moyen Âge explique sans doute le nombre de mihrabs qu’on y trouve. Elle en compte cinq, celui de la salle de prière, un mihrab compris dans l’enceinte de la cour et ces trois fameux mihrabs isolés. À côté de l’étonnante prolifération de mihrabs, caractéristique de l’architecture ibadite, il faut noter qu’un lieu de culte du djebel Nafûsa en est désormais dépourvu : dans la mosquée Buqâr de la région de Tamazda, la porte ancienne a été bloquée par une pierre et la nouvelle porte a été aménagée dans le mihrab.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Grande mosquée d’Abû Miswar (Al-Hashshân, Djerba)

 

 

 

 

 

 

 

 

La question du minbar

  

Le minbar existe normalement dans toutes les mosquées du vendredi puisque c’est du haut de celui-ci que l’imam prononce la khuṭba, le sermon qui se fait au nom du souverain au pouvoir. On considère généralement qu’il n’y a jamais de minbar dans les mosquées ibadites occidentales car depuis la chute des Rustumides de Tahert, les Ibadites n’ont plus d’imam indépendant à la tête de leur communauté et ne font donc plus la khuṭba. Cette règle se vérifie dans les lieux de culte ibadites du Mzab. À Djerba, toutefois, certaines mosquées ont aujourd’hui des minbars. Il semblerait que le gouvernement tunisien ait jadis imposé aux imams de l’île de faire la khuṭba au nom du Bey. Les insulaires considéreraient cette prière du vendredi comme une obligation constitutionnelle, non comme leur devoir religieux, et la feraient donc suivre d’une prière rituelle ordinaire. Joseph Schacht avait observé que dans les mosquées ibadites djerbiennes, les minbars mobiles, sitôt utilisés, étaient repoussés dans un coin de la mosquée parce qu’il n’y avait pas de niches prévues pour les ranger pendant la semaine. Il existe désormais une niche destinée à accueillir un minbar dans la mosquée d’Abû Miswar et dans la jâmi‘ Bûlaymân de Ja‘bîra. Le minbar de la mosquée Fadhlûn, située dans une zone désormais entièrement malékite, se résume à un petit escalier de trois marches blanchi à la chaux et placé perpendiculairement au mur de la qibla, à côté du mihrab. Certaines mosquées ibadites du djebel Nafûsa sont également pourvues de minbars maçonnés, ressemblant à celui de Fadhlûn, placés parallèlement ou perpendiculairement au mur de la qibla, à droite du mihrab. Il serait intéressant de découvrir si la construction de ces minbars a été souhaitée par les fidèles ou si ces derniers ont été contraints de les ajouter comme en Tunisie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le minaret

  

Sur l’île de Djerba, le minaret est le principal élément qui différencie les mosquées entre elles, puisque il est le seul moyen pour l’architecte de marquer son empreinte dans une architecture au plan aussi fonctionnel. Il n’est pas toujours présent et, curieusement, certaines grandes mosquées du vendredi n’en ont pas tandis que de petites mosquées rurales en sont pourvues. On attribue ces anomalies tantôt à des raisons locales, tantôt à des effondrements par suite de vétusté, parfois à des destructions. Les minarets djerbiens les plus imposants adoptent le type commun nord-africain, soit une tour à plan carré surmontée par un lanterneau. On les trouve principalement dans les mosquées fortifiées où un escalier intérieur permet d’accéder depuis un coin de la salle de prière d’abord à la terrasse puis au sommet du minaret. En cas de siège, les Ibadites montaient sur la terrasse et se plaçaient derrière les meurtrières aménagées en haut des murs de façade pour combattre les assaillants. Si les mosquées fortifiées n’étaient pas situées trop loin du rivage, elles assumaient également le rôle de guet : à la mosquée Midrâjin, le haut minaret permettait d’anticiper les éventuelles attaques et de prévenir les habitants par des signaux lumineux . D’autres minarets, moins hauts, conservent la tour à plan carré mais sous une forme plus trapue et massive. Le lanterneau typique des mosquées de Djerba, de facture généralement assez grossière, est dépourvu de toute décoration. Cylindrique, il est entouré de piliers et prolongé par une sorte de pain de sucre. Cette forme courante donne lieu à d’innombrables variations. Ainsi, le minaret de la mosquée d’Abû Miswar est tout à fait particulier : il comprend un escalier intérieur qui mène à la terrasse mais son lanterneau a une forme originale. Dans plusieurs cas, le minaret est réduit à un symbole, un simple pinacle posé au sommet de l’un des angles de l’édifice. C’est le cas à Sîdî Jmûr et dans une moindre mesure dans l’ébauche de tour de la mosquée Bûlaymân qui remonte au moins au XVIIe siècle. Malgré la modernisation de cet édifice, visible aux fenêtres qui ont été percées et à l’ajout de hauts-parleurs, le minaret originel a été conservé. Le sens de ces minarets symboliques s’est complètement perdu. Certains auteurs y ont vu la réminiscence d’un culte phallique, ce que dénoncent évidemment les historiens de l’île.

 

 

 

 

 

 

 

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Mosquée Bûlaymân (Ja’bîra, Djerba)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Par ailleurs, Djerba a conservé une forme primitive du minaret, le minaret-escalier. Il est fréquent dans les mosquées ibadites, mais on le trouve également dans les mosquées malékites de l’île puisqu’elles ont reproduit pour la plupart les caractéristiques architecturales ibadites. Constitué généralement de quatre à huit marches, il est censé accueillir le muezzin sur la plus haute d’entre elles afin que son appel soit entendu de tous. Le minaret-escalier était courant en Orient au Ier siècle de l’hégire : à l’origine, les mosquées étaient dépourvues de minaret et l’on songea rapidement à imaginer une structure destinée à protéger le muezzin des intempéries. Les premiers minarets-escaliers auraient été bâtis en Égypte à l’initiative du calife Mu‘âwiya qui ordonna que la mosquée de ‘Amr à Fustāt soit pourvue de quatre sawâmi‘. Chacune de ces constructions consistait vraisemblablement en un escalier menant de la rue à une sorte de guérite/sawma‘a qui pouvait abriter le muezzin, aménagée sur le toit à chaque coin du bâtiment. Cette forme archaïque de minaret se retrouve à la mosquée Talâkîn, du début du XIIIe siècle, où l’escalier est prolongé par une niche réservée au muezzin, aménagée dans un des contreforts d’angle, au pied du minaret classique. Djerba aurait ainsi conservé la forme de ce minaret primitif, tout en l’adaptant selon les constructions. Le plus souvent, il s’ajoute à un haut minaret comportant un escalier intérieur. Dans ce cas, il n’est évidemment plus qu’un symbole ou un témoin de la tradition puisque le muezzin peut appeler à la prière depuis la terrasse ou le sommet du minaret. C’est le cas dans de nombreuses mosquées fortifiées, à la mosquée Tâjdît notamment, ou dans la madrasa d’Abû Miswar. Lorsqu’il n’est pas associé à une tour, le minaret-escalier remplit pleinement sa fonction, tantôt dans de petites mosquées totalement dépourvues de minarets, tantôt dans des mosquées présentant un minaret symbolique. À la mosquée Bûlaymân, par exemple, l’escalier permet au muezzin de s’élever au niveau du minaret, réduit à sa plus simple expression. D’autres régions du monde musulman ont maintenu le minaret-escalier à travers les siècles : on le trouve notamment dans certaines mosquées des campagnes d’Égypte et d’Anatolie centrale et occidentale, à Ajdâbiyya en Libye, à Siraf dans le golfe Persique, en Afrique orientale et dans les mosquées des Peuls.

 

Selon Joseph Schacht, ce sont les Djerbiens qui ont importé cet élément architectural en Afrique occidentale. Les Ibadites ont conservé le monopole du commerce transsaharien pendant plusieurs siècles et ont converti à l’islam les populations avec lesquelles ils faisaient affaire. Ils leur ont transmis plusieurs traditions architecturales, conservées jusqu’à nos jours : ainsi, les mosquées malékites des Peuls ont un minaret-escalier, ne contiennent jamais de minbar, reproduisant en cela la tradition des Ibadites, et ont un mihrab à plan rectangulaire, une particularité mozabite. Le minaret-escalier est indéniablement une des caractéristiques les plus intéressantes des mosquées djerbiennes et les nombreuses formes qu’il adopte justifieraient une vaste étude. Il faudrait entre autres expliquer pourquoi les insulaires l’ont si souvent associé à un haut minaret, ce qui n’est pas le cas dans les autres régions qui l’ont maintenu, et pourquoi certaines mosquées présentent plusieurs minarets-escaliers à la fois.

 

 

 

Dans le djebel Nafûsa, les mosquées sont rarement pourvues de minarets et les exemples connus sont très variés. La mosquée de Qanṭrâra possède un petit minaret plein et conique qui évoque certaines formes observées à Djerba. Dans le même esprit, les vieilles mosquées de Nalut présentent un style de petit minaret consistant en trois montants qui forment un tripode, cette figure dérivant des arcs en ogive très pointus qui caractérisent cette région . Enfin, le haut minaret de la mosquée Tîwitrawîn à Yefren semble influencé par le type de minaret maghrébin. Proche de certains minarets djerbiens, il compte deux étages avec des ouvertures, un petit dôme et quatre pinacles d’angle.

 

 

 

Dans le Mzab, les petites mosquées éparpillées dans les palmeraies et les cimetières sont toutes dépourvues de minarets . La grande mosquée sise au cœur de chacune des villes possède un haut minaret pyramidal de type saharien, sans doute destiné à l’origine à prévenir l’arrivée d’éventuels pillards. Ainsi, le minaret bien connu de Ghardaïa est haut de 22 mètres. Son escalier intérieur permet d’accéder à la petite pièce où se tient le muezzin, elle-même surmontée par des ornements typiques évoquant, selon l’expression de Marcel Mercier, « quatre doigts dressés vers le ciel » qui seraient selon lui identiques aux petits pains de sucre qui coiffent les lanterneaux djerbiens. À Melika, ces ornements dressés sont couronnés par des boules de faïence blanche qui rappellent sans doute les œufs d’autruche qui devaient jadis orner le faîte des minarets du Mzab. Le style de ces minarets, inconnu dans les autres régions ibadites, symbolise à tel point l’architecture mozabite qu’en 1916, dans la ville malékite de Metlili, les habitants ont démoli l’ancien minaret pyramidal et l’ont remplacé par une tour carrée de style commun en Algérie, afin d’affirmer clairement combien ils étaient hostiles aux Ibadites.

 

 

 

 

 

 

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 M’zab – Ghardaia: rue et minaret de la Grande Mosquée 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les mosquées souterraines

 

 

Dans le Mzab, les petites mosquées de cimetières et de palmeraies possèdent quelquefois des salles souterraines, appréciées pour leur discrétion , mais il n’existe pas de véritables mosquées creusées dans le sol, alors qu’elles sont fréquentes dans les deux autres régions ibadites. Dans le djebel Nafûsa, beaucoup de ces constructions sont en partie enterrées dans le sol et paraissent dès lors, depuis l’extérieur, extrêmement basses. D’autres mosquées sont tout à fait souterraines, comme celle de Thumayat, datant du XIIe siècle, ou la célèbre mosquée consacrée à Abû Zakariyyâ’ al-Tûkîtî, un savant du IXe siècle. Cette dernière appartient à un complexe de constructions utilisées par les troglodytes de la région de Tamazda. Bâtie à l’intérieur d’une cavité très profonde, elle contient trois pièces recouvertes de plâtre décoré, deux d’entre elles renfermant des tombes. Djerba compte plusieurs mosquées creusées dans le sol dont la salle de prière souterraine est identique à celle des autres mosquées et de très petite dimension. Ce sont les « mosquées d’en-bas » que les habitants appellent lûta. Il pourrait s’agir de la plus ancienne forme de mosquées connue dans l’île, qui exprimerait la continuité avec les traditions berbères préislamiques. La plus connue est la mosquée al-Bardâwî, creusée dans une cour chaulée comportant des citernes et ceinte par un mur bas ; elle est désormais complétée par une mosquée bâtie plus récemment dans cette même cour. La salle de prière souterraine est accessible par de larges marches s’enfonçant dans le sol, l’entrée n’est pas dissimulée et ne possède pas de porte. La cour présente deux éléments tout à fait particuliers, un minaret-escalier qui s’élève seul sans reposer contre une façade et une sorte d’ébauche de mihrab, la forme de la niche étant juste esquissée sur le sol en un relief de faible hauteur.

 

 

 

Parmi les raisons qui ont poussé les Ibadites à creuser ces lieux de culte, la plus évidente est la recherche de fraîcheur, puisque ces pièces sont tempérées toute l’année. Il semblerait en effet que c’est dans le djebel, à Azizia près de Gharyan, qu’a été enregistrée en 1922 la température la plus élevée à la surface de la terre. À Djerba, de nombreux locaux utilitaires sont d’ailleurs souterrains comme les huileries ou les ateliers de tissage. Outre cette raison pratique, on considère souvent que l’architecture souterraine des mosquées pourrait être liée à la condition des Ibadites schismatiques qui auraient aménagé des lieux de prière secrets pour échapper aux persécutions. Aucun texte ne prouve cependant que leurs mosquées auraient été volontairement détruites par les chrétiens ou par d’autres musulmans. Il n’est pas certain que ces mosquées étaient à l’origine réellement conçues pour être invisibles ; la mosquée al-Bardâwî, en tout cas, est bien apparente. Il paraît probable que la peur de la persécution n’est pas la véritable cause de cette architecture souterraine, d’autant que les Ibadites djerbiens ont construit nombre de mosquées fortifiées pour résister aux attaques. Il faut plutôt la mettre en rapport avec l’un des plus anciens cultes berbères, le culte des grottes, autrefois considérées comme la demeure des divinités. Après s’être convertis à l’islam, les Berbères restèrent fidèles à ces lieux sacrés et les associèrent généralement à des défunts connus pour leur piété ; il y en a plusieurs dans le djebel Nafûsa . On trouve aussi à Djerba plusieurs grottes artificielles, creusées dans les cours des mosquées, pourvues ou non de mihrabs. Les Ibadites auraient ainsi perpétué à l’époque musulmane l’un des principaux cultes des anciens Berbères.

 

 

 

 

 

 

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Mosquée souterraine de Sedouikech « Jemàa Lûta »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’absence de décor

 

 

Cette spécificité doit être mise en rapport avec la morale particulière des Ibadites que leurs principes religieux ont conduits à refuser la décoration architecturale et la hiérarchie entre les types de bâtiments. Les Ibadites se sont efforcés de maintenir une parfaite égalité entre tous les croyants et des sentiments tels que l’envie ou la jalousie sont particulièrement condamnables à leurs yeux. Malgré les fortunes qu’ils ont accumulées grâce au commerce transsaharien, ils ont adopté le mode de vie des plus modestes d’entre eux. La doctrine ibadite réprouve totalement la richesse ostensible et dès lors les tombeaux ou les édifices dédiés à de célèbres personnages sont tout aussi sobres que les plus simples des mosquées. Si les lieux de culte ne comportent en principe aucune décoration, c’est parce que la relation avec Dieu doit être la plus pure possible et que de luxueuses ornementations ne feraient que la pervertir. De même, leur architecture extrêmement simplifiée se justifie par le fait que l’utilisation de techniques de construction ou de structures compliquées serait vaine aux yeux de Dieu. Mis à part les rudimentaires ornements dressés qui couronnent le sommet des minarets, cette règle paraît strictement respectée dans la pentapole mozabite où les mosquées ne présentent aucun élément décoratif surajouté, aucun signe extérieur de richesse, leur beauté dépendant de leur seule structure. Le mihrab est toujours laissé nu, à l’exception de celui de la mosquée de Melika, constitué par deux niches inscrites l’une dans l’autre . Dans le djebel Nafûsa, la plupart des mosquées qui ont été étudiées présentent également un mihrab tout à fait dépouillé. Il y a toutefois quelques exceptions comme le plus récent des deux mihrabs de la mosquée Taghlîs de Bûghṭûrâ, orné de pierres finement sculptées figurant, entre autres, des cercles contenant des étoiles à cinq branches. Dans ces montagnes, la plupart des lieux de culte, souterrains ou non, sont pourvus d’un décor imprimé ou gravé dans le plâtre qui recouvre les murs de la salle de prière. Ce décor, rarement très abondant, est généralement limité à certaines portions de la voûte, surtout celles proches du mihrab. Le motif le plus fréquent est celui de la main imprimée dans le mur, avoisinant des points, des chevrons, des croix inscrites dans des carrés, des triangles et des étoiles à six branches. On y trouve parfois aussi des inscriptions, des versets coraniques ou plus rarement des mentions historiques. Ces signes doivent être rattachés à la vaste grammaire de motifs traditionnels que les Berbères utilisent depuis l’époque néolithique. Ces formes géométriques, peut-être des animaux ou des végétaux stylisés à l’extrême, avaient à l’origine une signification, souvent magique, mais dans de nombreux cas leur sens s’est perdu. On les retrouve tant dans les tatouages que dans les broderies, les tapis, les bijoux ou les poteries. Ils sont ici combinés, sans doute dans le but de protéger l’édifice, offrant dès lors au lieu de prière un décor qui échappe totalement aux arts décoratifs musulmans classiques. Ces ornements paraissent la plupart du temps très anciens mais deux mosquées du djebel ont gardé des inscriptions prouvant que le décor a été refait, l’une à la fin du XIXe siècle, l’autre en 1912. Ces compositions de signes traditionnels berbères se retrouvent à Djerba, où elles recouvrent notamment les voûtes de deux anciennes mosquées aujourd’hui en ruine, Fawzar et al-Barrân. L’île est incontestablement la région ibadite qui présente la plus grande variété de décors. Ils sont généralement très modestes, se résumant souvent à une simple moulure, parfois coiffée de pinacles, qui souligne les portes ou la niche du mihrab. Celle-ci peut aussi être encadrée par deux fines colonnes. Certains mihrabs sont surmontés par un décor géométrique principalement formé de rosaces, de palmettes, de losanges inscrits dans des cercles, d’étoiles, de croix inscrites dans des carrés. Dans la mosquée d’Abû Miswar et dans la mosquée Bû Zayd datant du début du XIIIe siècle, ces figures sont associées à des inscriptions et à la figuration de trois petits mihrabs : ces riches décors, tout à fait inhabituels dans des mosquées ibadites, ont été rajoutés à la période ottomane. Enfin, la mosquée Walhî, fondée au XIIIe siècle et devenue la plus importante madrasa de l’île après celle d’Abû Miswar, présente un décor sophistiqué d’inspiration purement musulmane. Les voûtes de la salle de prière sont couvertes de longs bandeaux calligraphiés en relief sur l’enduit de plâtre, comportant principalement des versets coraniques relatifs à la construction des mosquées et une inscription précisant que ce décor a été réalisé en 1071/1660. Le vaste riwâq est doté d’une décoration épigraphique similaire et comprend un mihrab extrêmement décoré, où sont modelés en relief les noms d’Allâh et de son Prophète ainsi que la profession de foi. Une inscription dans le décor du plafond mentionne la date de 1192/1778-1779 et tout porte à croire que l’ornementation du mihrab date de cette époque.

 

Les exemples cités plus haut ne reflètent qu’une partie des décorations observées sur l’île mais il est très probable qu’elles ont été pour la plupart ajoutées bien après la construction des édifices et que les mosquées djerbiennes étaient à l’origine aussi dénuées de décoration que celles du Mzab, mis à part sans doute le décor géométrique berbère. Dans les salles de prière restaurées ou bâties récemment, il semble que l’habitude ait été prise d’ajouter une ornementation, même si elle reste réduite. Cette tendance moderne qui s’éloigne de la traditionnelle austérité ibadite se remarque également dans le Mzab. Ainsi, à El Ateuf, un mihrab récent, pourvu de colonnes torsadées et surmonté de claustras, a été conçu à partir d’éléments préfabriqués, offrant un résultat surprenant totalement étranger au style régional.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La place réservée aux femmes

 

 

En dehors des prières collectives, les femmes mozabites, accompagnées de leurs jeunes enfants, se rendent fréquemment dans les mosquées pour y passer des moments de détente . La même chose s’observe à Djerba. Il paraît que traditionnellement, les salles de prière ibadites étaient partagées de manière à aménager un espace pour les femmes. Ainsi, dans le djebel Nafûsa, on tendait jadis un voile qui séparait la salle en deux et derrière lequel se tenaient les dames venues assister aux leçons et à la prière. Dans la mosquée djerbienne Walḥî, la salle de prière compte deux portes, l’une à l’est et l’autre au nord, cette dernière destinée aux femmes. Enfin dans le Mzab, un compartiment spécial à entrée indépendante était réservé aux femmes, séparé du reste de la salle par une cloison solide, percée de quelques petits trous parfois couverts à leur tour par des morceaux de tissu.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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La mosquée Walhî, fondée au XIIIe siècle

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La conservation des mosquées

 

 

Un grand nombre de mosquées djerbiennes sont aujourd’hui menacées de disparition et malgré les sommes gigantesques investies dans le développement du tourisme, bien peu d’argent a été consacré à préserver le patrimoine culturel de l’île. Les facteurs naturels en sont parfois responsables : la mer a submergé de vastes portions de la côte et a ruiné plusieurs édifices. Mais dans la plupart des cas, c’est le manque d’entretien qui a entraîné la disparition de ces mosquées, tombées en désuétude. Le bâtiment n’est plus régulièrement enduit d’un épais badigeon de chaux et s’abîme dès lors rapidement sous la pluie et le vent de sable. De ce fait, seuls les lieux de culte qui assument encore leurs fonctions sont sauvegardés. L’abandon de nombreuses mosquées est lié à l’évolution de la société djerbienne : les nouveaux métiers lucratifs nés du tourisme ont poussé les campagnards à s’installer dans les villes et les agriculteurs demeurés sur leurs terres n’ont généralement pas les moyens de restaurer les bâtiments. L’Association pour la sauvegarde de l’île de Djerba (AS.S.I.DJE.), fondée en 1976, a établi une liste des mosquées anciennes et tente de sensibiliser la population à l’architecture traditionnelle en organisant des séminaires et des expositions. Elle a pour but de restaurer les bâtiments endommagés et de leur conférer ensuite un nouveau rôle religieux ou culturel, ce qui serait évidemment leur meilleure sauvegarde. Malheureusement, cette association souffre d’un manque cruel de moyens et un très petit nombre de projets sont menés à bien. Elle joue cependant un rôle important : si jusqu’aux années 1980, de nombreuses mosquées anciennes ont été complètement défigurées et amputées de leur minaret à lanterneau typique, ce n’est plus le cas aujourd’hui et la restauration des mosquées est effectuée soigneusement. Un grand nombre d’entre elles, cependant, sont condamnées à disparaître rapidement . Il faut ajouter que toutes les mosquées construites récemment à Djerba copient le style commun nord-africain avec un haut minaret, sans plus de considération pour les particularités architecturales ibadites. Ces nouvelles constructions fleurissent également dans le djebel Nafûsa où de nombreux édifices anciens sont fort dégradés. L’étude qui y a été menée dans les années 1970 conclut pourtant que la plupart des mosquées sont gardées propres, sont relativement restaurées et blanchies à la chaux. Elles sont utilisées comme lieux de pèlerinage, tout comme dans l’île. À la même époque, bien que très abîmée, la mosquée de Shârûs est encore utilisée. Il semble malheureusement qu’aucune organisation comparable à l’AS.S.I.DJE. n’ait pour but de sauvegarder les bâtiments qui subsistent. Le tourisme est en plein essor en Libye ces dernières années mais le patrimoine ibadite n’est pas au programme. Les voyageurs traversent très rapidement le djebel Nafûsa pour y voir l’un ou l’autre grenier fortifié puis s’empressent vers l’oasis de Ghadamès. En l’absence de tout effort d’envergure, à l’initiative de l’État ou d’une association locale, il faut donc craindre que les lieux de culte ibadites disparaissent peu à peu. L’avenir des mosquées mozabites est beaucoup plus réjouissant. Il y a quelques décennies pourtant, la volonté de moderniser les cités de la pentapole s’est étendue à l’architecture religieuse. Certaines vieilles mosquées ont été démolies partiellement ou entièrement et reconstruites en ciment, bien rectilignes. Ainsi la fameuse mosquée d’Ammi Saïd a été défigurée par une aile moderne que les photographes tentent de faire sortir du cadrage. Dès le début des années 1960, l’architecte André Ravéreau, inquiet de l’évolution négative des cités mozabites, eut à cœur de proposer des solutions pour conserver et promouvoir l’architecture traditionnelle tout en assurant un développement urbanistique moderne. Son action fut couronnée de succès lorsqu’en 1982, la vallée du Mzab fut inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Dix ans plus tard fut créé l’Office de protection et de promotion de la vallée du Mzab (OPVM), chargé de restaurer les monuments historiques. Cet organisme paraît très actif et contribue manifestement depuis sa création à sauvegarder les édifices.

 

 

À nouveau, du point de vue de la conservation du patrimoine architectural, le Mzab se distingue des deux autres régions étudiées. Toutes les mosquées ibadites du Maghreb partagent, il est vrai, des particularités marquantes, liées à l’histoire de la communauté et à ses pratiques religieuses. Toutefois les mosquées mozabites, dénuées de toute ornementation et dont le minaret de type saharien domine la cité, se différencient souvent des très modestes mosquées du djebel Nafûsa et de Djerba. Ces dernières présentent de nombreuses caractéristiques communes, parmi lesquelles figurent le décor géométrique berbère, les lieux de culte souterrains ou la diversité des types de minarets.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1): Dès le XVIIIe siècle, une partie de la population a été progressivement conquise par le malékisme. (…)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Source

 

Article: Prevost Virginie, « Les mosquées ibadites du Maghreb », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 125, 2009, pp. 217-232

Photos: Virginie Prevost et Axel Derriks

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




Tlemcen, capitale du Maghreb central : Fonctions d’une ville islamique médiévale

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LA CRÉATION DE L’ETAT ABD EL-WADIDE

 

 

 

 

 

La chute de l’empire Almohade, au début du XIIIe siècle, mit fin à l’unité politique du Maghreb. Du vide politique créé par le déclin de la puissance Almohade, émergèrent trois Etats : l’Ifriqiya sous la dynastie des Hafcides, l’extrême — Maghreb sous la dynastie des Merînides et le Maghreb Central sous celle des Abd el-Wâdides.

 

 

 

 

Les Abd el-Wâdides étaient une tribu Zenâta ; ils furent, semble-t-il, repoussés vers l’Ouest jusqu’à l’extrême — Maghreb au temps des invasions Hilaliennes, mais, plus tard, les Almohades les installèrent, en récompense de leur loyauté, dans la région qui s’étend entre Tlemcen et Oran. Le déclin des Almohades fournit aux Abd el-Wâdides, sous la conduite de Yaghmorâsan, du clan Zaïyânide, l’occasion d’installer une dynastie indépendante ; cette dynastie allait régner sur le Maghreb Central pendant trois siècles.

 

 

 

Pour capitale, Yaghmorâsan choisit Tagrart (l), l’actuelle Tlemcen, et au cours de son règne, qui dura près de cinquante ans, il fit beaucoup pour consolider et pour étendre le contrôle des Abd el-Wâdides sur le Maghreb Central. Pendant les années 1230 à 1250, il ne contrôlait que le territoire entourant Tlemcen et il le défendit avec succès contre les attaques des Hafcides et des Almohades. Plus tard, Yaghmorâsan entreprit une politique d’expansion territoriale, avec pour but le contrôle du reste de l’Algérie Occidentale et de Sijilmassa, qui était, au Sud du Maroc, un centre commercial de première importance sur la route principale du commerce transsaharien. Sijilmassa fut conquise en 1264, mais reprise par les Merînides dix ans plus tard. Pendant ces années, Yaghmorâsan réussit à imposer son autorité aux Maghrâwa, une tribu Zenâta qui occupait la région située entre l’oued Chélif et la Méditerranée ; il prit Miliana en 1270 et Ténès en 1273. Son fils Abu Saïd Uthman conquit le reste du territoire Maghrâwa entre 1283 et 1287 et força les Béni Tujin, autre tribu Zenâta établie dans la région située au Sud du Chélif, à reconnaître son autorité. Après la conquête de Médéa en 1289, l’Etat Zaïyânide s’étendait depuis la Moulouya à l’Ouest jusqu’à la Soummam à l’Est (Abu n-Nasr, 1971). Mais l’unité de l’Etat fut toujours fragile et menacée : de l’intérieur, par l’opposition tribale et de l’extérieur, par les ambitions territoriales de ses deux voisins.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tlemcen, capitale du Maghreb central : Fonctions d'une ville islamique médiévale dans Architecture & Urbanisme 1561267022-ruines-de-la-mosquc3a9e-agadir-idrisside-fondc3a9-par-idris-en-790-jc-a-tlemcen 

Agadir (Tmemcen)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Néanmoins, en dépit de trois siècles d’invasions, de guerres et d’insécurité, c’est pendant cette période que la cité islamique de Tlemcen atteint le sommet de la prospérité en tant que capitale de l’état Abd el-Wâdide. Il s’agit, d’autre part, d’une période sur laquelle on possède un relativement grand nombre de documents, si on la compare aux siècles précédents : en particulier nous disposons des écrits de Ibn Khaldoûn (1322-1406), Yahya Ibn Khaldoûn (1333-1379), et de Léon l’Africain (1465-1550).

 

 

 

 

 

La domination Abd el-Wâdide à Tlemcen comprend deux époques, séparées par une courte période (1337-1359) durant laquelle la cité tomba sous le contrôle de la dynastie voisine des Merînides de Fès. C’est la première branche des Abd el-Wâdides qui entreprit de faire de Tlemcen une cité digne de son nouveau rôle.

 

 

Leur réussite est rapportée par Ibn Khaldôun en ces termes :

 

« Tlemcen est la capitale du Maghreb Central. Durant les guerres contre les Béni Ghânîya, plusieurs villes voisines ont été prises et demeurent aujourd’hui abandonnées. Tlemcen, au contraire, a accru sa prospérité, ses quartiers résidentiels se sont étendus et montrent de solides maisons en briques et en tuiles. Les successeurs de Yaghmorâsan ont fait de Tlemcen leur résidence et y ont construit de beaux palais et des caravansérails pour les voyageurs. La cité a maintenant l’allure d’une vraie capitale musulmane, centre administratif d’un Sultanat« .

 

 

 

 

 

 

C’est Yaghmorâsan lui-même qui fit construire le minaret de la Grande Mosquée et réparer le dôme et le minaret de la mosquée Idrisside à Agadir. Sous son règne, les remparts ouest furent renforcés pour pouvoir supporter les attaques continuelles auxquelles la cité était soumise. Il abandonna le palais (ChâteauVieux) construit par les Almoravides près de la Grande Mosquée et posa les fondations d’un nouveau complexe palais — citadelle (le Méchouar) dans le secteur sud de la Tlemcen actuelle ; celui-ci devint la résidence officielle des princes Zaïyânides. Ses successeurs continuèrent la tâche commencée. Le Sultan Abou Saïd Othmân construisit l’oratoire de Sidi Bel-Hasen — le plus richement décoré des mosquées de Tlemcen — en 1296. Le Sultan Abou Hammou 1er construisit la medersa, la zaouîa et la mosquée d’Oued el-Imam en 1310, et, dans le Méchouar, il construisit un palais et une mosquée (1317). Son successeur Abou Tâchfîn construisit à Tlemcen de nombreux bâtiments publics dont il ne reste plus aucune trace aujourd’hui. Seule de toutes ces constructions, la Medersa Tâchfïniya survécut jusqu’au XIXe siècle et fut complètement démolie en 1876. Il semble que le Sahridj-el-Kèbir ou Grand Bassin, situé à l’extérieur des remparts ouest de la cité, soit aussi l’œuvre d’Abou Tâchfîn. Ce bassin rectangulaire — 200m de long, 100m de large et 3m de profondeur— fut creusé puis recouvert de briques crues. Georges et William Marçais (1903) ont émis l’hypothèse qu’il s’agit d’un réservoir qui était alimenté par les sources de Lalla Setti pour fournir en abondance de l’eau d’irrigation destinée aux jardins du nord de la ville — comme le Sahridj de Marrakech construit un siècle plus tôt.

 

 

 

 

 

 

Les premiers souverains Abd el-Wâdides étaient fort désireux d’annexer les territoires de l’état Hafcide situés à l’est, mais, malgré plusieurs guerres de conquête contre leurs voisins orientaux, ils virent leur attention constamment détournée vers l’Ouest, où l’existence même de l’état était menacé par les ambitions des Merînides de Fès. Pendant le règne d’Abou Saïd Othmân (1283-1304) le Sultan Merînide, Abou Yakoûb, attaqua trois fois Tlemcen : la ville dut à ses forts remparts de n’être pas prise. Abou Yakoûb commença alors le siège de la cité en 1299 et essaya d’obtenir sa reddition par la famine. Pendant ce siège, qui dura huit ans, le Sultan de Fès éleva autour de Tlemcen un mur tel que, selon Ibn Khaldoûn,

 

« un esprit, un être invisible aurait eu de la peine à pénétrer dans la cité« .

 

 

 

 

A l’approche de l’hiver, le Sultan Marocain construisit aussi, à 5 Km à l’ouest de la cité, un palais, une mosquée, des quartiers pour ses soldats et pour ses fonctionnaires, des bains, des auberges et des marchés. Ce nouveau camp retranché qui fut plus tard entouré d’un système de remparts impressionnant, prit le nom d’al-Mahalla al-Mançoura (Camp de la Victoire).

 

 

 

 

 

Bien que la nouvelle ville comprit des constructions permanentes, la plupart des habitations étaient certainement des bâtiments temporaires, tentes ou baraques. On trouve au Maghreb plusieurs exemples de camps militaires qui avaient l’apparence de villes ; certains d’entre eux d’ailleurs devinrent plus tard des habitats urbains authentiques. Tagrart elle-même était à ses débuts un camp Almoravide à l’extérieur d’Agadir. Nous savons qu’Abou Tâchfîn, pendant qu’il faisait le siège de Bougie, réunit des artisans qui, avec l’aide de l’armée, construisirent en 40 jours une nouvelle ville du nom de Temzezdekt ; quant au Sultan Merînide Abou’l-Hasan pendant une offensive contre Sijilmassa, il employa des ouvriers à la construction d’une nouvelle ville sous les murs de la cité. Durant ces périodes de siège, beaucoup de soldats étaient accompagnés de leur famille ; s’y ajoutaient des marchands, des artisans et tous les autres fournisseurs et services qui suivaient l’armée. Si le siège était long, la construction de baraques provisoires de branchages ou de pisé devenait essentielle, particulièrement pour les mois d’hiver, et donnait au camp l’apparence d’une ville.

 

 

 

 

 

En dépit du fait que la majorité des constructions de al-Mançoura n’étaient pas permanentes, on a de bonnes raisons de croire que les Merînides tentèrent d’élever une ville qui pût rivaliser avec la capitale Abd el-Wâdide. A cette époque, Tlemcen avait une importance vitale comme centre de transit pour la marchandise européenne et africaine, et les échanges commerciaux demeuraient actifs en dépit des hostilités et de l’insécurité régnante. Cependant, pendant le siège de Tlemcen, des caravanes venues du Sud furent détournées par les Merînides vers al-Mançoura qui supplanta rapidement la capitale Abd el-Wâdide dans ses fonctions commerciales. Al-Mançoura devint un centre commercial prospère et une cité cosmopolite qui attirait les marchands chrétiens, musulmans et juifs de plusieurs pays. Parmi les marchands chrétiens, les majorquains avaient une position particulièrement importante et l’un d’eux, Bernât Salarn, portait le titre de « consul des marchands chrétiens de l’armée d’Abou Yakoûb ».

 

 

 

 

 

La ville comprenait aussi maints artisans, y compris ceux qui travaillaient les métaux précieux. D’après Georges et William Marçais (1903), c’est le transfert de ces fonctions commerciales qui transforma le camp de al-Mançoura en véritable ville. Cette théorie reçoit l’appui de Ibn Khaldoûn qui écrit que Tlemcen était

« une cité impressionnante aussi bien par son étendue que par sa nombreuse population, l’intensité de son activité commerciale ou la solidité de ses fortifications. On y trouve des bains publics, des caravansérails et une mosquée où les habitants se réunissent le Vendredi pour la prière. Chaque jour sa prospérité s’accroit ; ses marchés regorgent de denrées et les marchands viennent de nombreux pays. Il ne faudra pas longtemps à cette ville pour devenir la cité la plus influente du Maghreb « .

 

 

 

 

 

En 1307, Abou Yakoûb était assassiné à al-Mançoura. Son successeur conclut immédiatement une paix avec les Abd el-Wâdides et retourna à Fès avec son armée. Selon les termes du traité de paix, les Abd el-Wâdides s’engageaient à respecter la nouvelle ville Merînide ; mais il semble que, plusieurs années après le départ des Marocains, ils aient démoli systématiquement al-Mançoura parce qu’elle offrait une base facile à une nouvelle offensive contre Tlemcen. Cependant, en 1355, le sultan de Fès attaqua à nouveau la capitale Abd el-Wâdide et, après un siège de dix ans, la cité tomba entre les mains des Marocains. Pendant près d’un quart de siècle les Marocains allaient contrôler le Maghreb Central.

 

 

 

 

 

Le Sultan Marocain n’établit pas sa résidence dans la capitale Abd el-Wâdide, mais choisit de reconstruire al-Mançoura et d’en faire sa résidence officielle et la capitale administrative des Merînides dans le Maghreb Central. Il reconstruisit la Grande Mosquée à al-Mançoura, la décora avec profusion et construisit le fameux Palais de la Victoire, un vaste complexe palais — citadelle qui entourait des jardins et des lacs d’agrément. Cette résidence royale, située dans la partie sud de la ville, était, semble-t-il, entourée d’une aire de peuplement dense : le quartier officiel, avec de solides constructions de brique crue, quelques routes pourvues d’un revêtement, des citernes et des fontaines publiques. Les quartiers nord de la ville étaient probablement réservés aux marchands, commerçants et artisans. On construisit de nouveaux remparts flanqués de tours carrées et le Sultan Merînide fit tout ce qu’il put pour repeupler la cité et lui rendre son importance commerciale. Une fois encore al-Mançoura devint une cité prospère et florissante indépendamment de Tlemcen même.

 

 

 

 

 

Quant à l’existence de travaux d’urbanisme à Tlemcen même durant la période Merînide, nous en avons très peu de traces ; leurs constructions les plus importantes se trouvent dans la zone qui entoure immédiatement la capitale Abd el-Wâdide. En plus de la reconstruction et de l’embellissement de al-Mançoura le Sultan de Fès fit élever les trois bâtiments principaux de Sidi Bou Médien, situé à un peu plus d’un kilomètre à l’est de Tlemcen. Ce village, parfois connu sous le nom d’El-Eubbâd, se développa vers la fin du XIIe siècle autour de la tombe de Sidi Bou Médien, sur les pentes nord des Monts de Tlemcen. Il devint un important centre de pèlerinage et au XIVe siècle les Merînides construisirent la mosquée, la medersa et le petit palais qu’on peut encore y voir. Les Marocains construisirent aussi une mosquée près de la tombe de Sidi ’1-Haloui, juste sous les remparts nord-est de la capitale Abd el-Wâdide.

 

 

 

 

 

Merînides et Abd el-Wâdides étaient tous deux héritiers des traditions hispano-arabes des Almoravides et des Almohades : leur art, leur architecture étaient essentiellement ceux de l’Espagne musulmane, d’où une évidente unité de style entre Tlemcen, Fès et Grenade. Nous savons qu’à la demande du souverain Abd el-Wâdide Abou Hammoû 1er et de son fils Abou Tâchfîn, le souverain de Grenade envoya ses architectes, ses artisans et ses ouvriers les plus capables à Tlemcen et le travail de ces immigrants andalous apparaît clairement dans les bâtiments publics construits pendant la période Abd el-Wâdide et pendant la période Merînide. Le Sultan Abd el-Wâdide Abou Tâchfîn employa également des milliers de prisonniers chrétiens dans ses nombreux travaux d’urbanisme.

 

 

 

 

 

C’est une révolte de leurs sujets nomades qui mit fin en 1359 à la domination directe des Merînides dans le Maghreb Central et amena la restauration d’une branche des Abd el-Wâdides. Sous le nouveau Sultan, Abou Hammoû Moûsa II (1359-1389), le Maghreb Central connut une courte période de prospérité, mais, après sa mort, une longue succession de souverains faibles et de nombreuses crises dynastiques amenèrent un profond déclin politique.

 

 

 

 

Pendant de longues périodes le royaume Abd el-Wâdide se trouva réduit à l’état de vassal du Sultan de Fès et les Merînides, comme les Hafcides, intervinrent dans la politique intérieure de l’Etat. Le contraste entre la première et la seconde branche des Abd el-Wâdides s’exprime clairement dans leurs constructions : les derniers Abd el-Wâdides réalisèrent très peu de constructions importantes ; en revanche ils restaurèrent et entretinrent quelques-unes des constructions antérieures. Cependant, al-Mançoura qui leur rappelait constamment leur défaite, ne survécut pas longtemps au départ des Merînides et fut rapidement détruite. La mosquée et la tombe de Sidi Brahim construites par Abou Hammoû II illustrent la rapide décadence artistique de Tlemcen (Julien 1970).

 

 

 

 

 

Paradoxalement, malgré le déclin politique qui caractérisa les deux derniers siècles de la dynastie Abd el-Wâdide, la vie économique semble être demeuré prospère. Léon l’Africain après avoir visité la cité au XVIe siècle, écrit :

  »Telensin, est une grande et royale cité. Du temps du roi Abou-Tesfin, elle parvint jusques au nombre de seize mille feux, et si elle était accrue en grandeur, elle n ‘était pas moindre en civilité et honnête façon de vivre . . Tous les marchands et artisans sont séparés en diverses places et rues, comme nous avons dit de la cité de Fez. Mais les maisons ne sont pas si belles ni de telle étoffe et coutanges. Outre cela, il y a de beaux temples et bien ordonnés. Puis se trouvent cinq collèges d’une belle structure ornés de mosaïques et d’autres ouvrages excellents dont les aucuns furent édifiés par les rois de Telensin et les autres par les rois de Fez… Il s’y trouve davantage un grand nombre d’hôtelleries à la mode africaine, entre lesquelles il en est deux où logent ordinairement les marchands genevois et vénitiens. Et sont les murailles merveilleusement hautes et fortes donnant entrée par cinq portes très commodes et bien ferrées, joignant lesquelles sont les loges des officiers, gardes, et gabelliers. Hors la ville se voient de belles possessions et maisons, là où les citoyens ont accoutumé en temps d’été demeurer pour le bel ébat qu’on y trouve, pour ce qu ‘outre la plaisance et belle assiette du lieu, il y a des puits et fontaines vives d’eau douce et fraîche. Puis, au dedans le pourpris de chacune possession, sont des treilles de vignes qui produisent des raisins de diverses couleurs et d’un goût fort délicat avec des cerises de toutes sortes et en si grande quantité que je n ‘en vis jamais tant en lieu où je me sois trouvé.

 

 Les habitants de Telensin sont divisés en quatre parties, écoliers, marchands, soldats et artisans. Les marchands sont pécunieux, opulents en possession, hommes justes ayant en singulière recommandation la loyauté et honnêteté de leurs affaires et prenant merveilleusement plaisir à tenir la cité garnie, en sorte que, pour y faire conduire la marchandise, se transportent au pays des noirs. Les artisans sont fort dispos et bien pris de leurs personnes, menant une très plaisante vie et paisible, et n’ont d’autre chose qui leur revienne mieux que de se donner du bon temps. Les soldats du roi sont tous gens d’élite, et soudoyés suivant qu’on les sent suffisants et mettables, tellement que le moindre d’entre eux touche 300 ducats par mois . . . Les écoliers sont fort pauvres et demeurent aux collèges avec une très grande misère ; mais, quand ils viennent à être doctorés, on leur donne quelque office de lecteur ou de notaire, ou bien ils se font prêtres. Les marchands et citoyens vont honorablement vêtus, et le plus souvent mieux en ordre que ceux de Fez, parce qu’à vrai dire ils sont plus magnifiques et libéraux« .

 

 

 

 

 

 

 

 

  dans Architecture & Urbanisme

La Citadelle El Mechouar

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA FONCTION DE TLEMCEN A L’EPOQUE ABD EL-WADIDE

 

 

 

 

 

 

Quelle était la base de cette prospérité ? Quelles étaient les fonctions de Tlemcen pendant l’époque Abd el-Wâdide ? La fonction administrative et militaire remplie par la cité avait une importance particulière ; elle se manifestait dans la présence d’une riche cour auprès de laquelle étaient accrédités plusieurs ambassadeurs et consuls étrangers, les makhzen (personnel administratif du souverain), les chefs militaires, la garde personnelle du prince, qui comprenait les mercenaires chrétiens, et les troupes en garnison. Les makhzen des premiers sultans Abd el-Wâdides étaient plus nombreux que ceux des Merînides. Yaghmorâsan, par exemple, quand il arrive au pouvoir, nomme un vizir (premier ministre et conseiller), un hâjib (chef de la maison royale), un secrétaire à la correspondance, un secrétaire aux armées, un ministre des finances et un cadi de la capitale. Au début, les postes-clés du gouvernement étaient donnés à des membres de la dynastie régnante, mais plus tard des réfugiés andalous et des esclaves chrétiens convertis à l’Islam arrivèrent à occuper quelques-uns des plus hauts offices de l’Etat (G. Marçais, 1940). De Tlemcen, les sultans Abd el-Wâdides gouvernaient un royaume qui s’étendait de l’Oued Moulouya à l’Ouest jusqu’à la Soumman à l’Est, territoire dont les dimensions variaient toutefois quelque peu selon la force de ses voisins. Dans les régions où l’autorité du sultan pouvait s’exercer directement ainsi que dans les centres urbains, il était représenté par un gouverneur choisi normalement dans la famille régnante. Ailleurs, l’administration des provinces était assurée par des tribus fidèles au pouvoir central et connues sous le nom de tribus makhzen.

 

 

 

 

 

Les souverains contribuèrent beaucoup au développement de la vie religieuse et intellectuelle de leur capitale. Ils élevèrent ou dotèrent plusieurs mosquées et construisirent de nombreuses médersas , résidences qui comprenaient des cellules pour les étudiants et des pièces prévues pour l’enseignement. Comme dans toutes les villes islamiques du Maghreb, l’école était un élément habituel du paysage urbain, contrairement à la campagne où les écoles étaient soit clairsemées soit même totalement absentes dans des régions très étendues. Cependant une partie seulement de la population urbaine avait la possibilité d’aller à l’école. Il n’y avait pas d’écoles pour filles, et beaucoup de garçons entraient tout jeunes encore en apprentissage. C’est la bourgeoisie qui fournissait à l’école la majorité de ses élèves. L’éducation comprenait principalement les études religieuses, mais la plupart des garçons ne dépassaient pas le stade de l’école coranique. Quelques-uns avaient la possibilité d’aller étudier à la mosquée sous la direction des oulémas (érudits, généralement d’origine bourgeoise et jouissant de revenus personnels) : l’étude du Coran, de la loi Hadith et de la loi musulmane avait la première place, et les autres matières occupaient une position tout à fait secondaire. Pendant cette période, Tlemcen acquit une réputation de culture et, quoique le champ des matières étudiées y fût moins étendu qu’à Fès ou Tunis par exemple, ses érudits et ses nombreux lettrés attiraient les étudiants des provinces gouvernées par les Abd el-Wâdides, mais aussi de plus loin. Sous la dynastie Abd el-Wâdide, la cité acquit son atmosphère intellectuelle propre. Mais elle assimila peu la culture des régions extérieures au Maghreb et Le Tourneau (1957) a souligné que la vie intellectuelle y était beaucoup moins raffinée que dans l’Orient musulman.

 

 

 

 

 

La présence d’une riche cour encouragea aussi beaucoup le développement de l’industrie urbaine : elle fournissait un marché aux produits de luxe, dont quelques-uns étaient aussi exportés en Afrique subsaharienne. Les autres produits de l’artisanat urbain se vendaient aux bourgeois et au peuple de Tlemcen et aux paysans des campagnes voisines. Pourtant la spécialisation n’était pas très poussée et toutes les villes, quelles que soient leurs dimensions, produisaient à peu près le même choix de produits de base, Néanmoins, étant l’un des plus grands centres urbains du Maghreb, Tlemcen, comme Fès et Tunis, arrivait à produire, un choix plus varié de certains produits, et ces articles étaient souvent distribués aux petites villes qui entouraient Tlemcen.

 

 

 

 

 

Le textile était la branche la plus importante de l’industrie. On fabriquait en grandes quantités le tissu de grosse laine et les tisserands de Tlemcen, contrairement à ceux des petites villes, fabriquaient aussi un tissu de laine fine, de la soie, du coton, du tissu mélangé laine et soie ou laine et coton, ainsi que de riches brocarts. La laine était produit local, mais il fallait importer la soie et le coton. Le peignage de la laine, le filage de la laine, du coton ou de la soie étaient effectués à la maison par les femmes des familles urbaines pauvres. Les tissus étaient tissés dans leur couleur naturelle, mais il existait aussi une industrie teinturière florissante qui produisait des fils de différentes couleurs en utilisant des colorants minéraux ou végétaux du pays. La broderie d’or et d’argent était en principe l’œuvre de femmes de la bourgeoisie qui travaillaient chez elles.

 

 

 

 

 

 

L’industrie urbaine avait une autre branche bien développée dans le tannage et le travail du cuir. Le cuir provenait de la peau de mouton, de vache, de chèvre et parfois de chameau ; dans plusieurs tanneries des ouvriers spécialisés coloraient les cuirs à l’aide de colorants locaux. Ces cuirs étaient alors vendus par les tanneries aux cordonniers, leurs principaux clients, mais aussi à des fabricants de selles, de harnais, de ceintures et de sacs. Comme la broderie sur tissu, la broderie sur cuir était effectuée à la maison par les femmes.

 

 

 

 

 

 

La construction était une autre industrie importante. Les carriers, d’abord, chauliers, fabricants de briques et de tuiles ; des menuisiers pour les portes et fenêtres, l’assemblage des plafonds et les poutres ; des forgerons pour la ferrure et, dans les habitations plus luxueuses, des maçons spécialisés : les tailleurs de marbre, les poseurs de mosaïques, les sculpteurs sur bois.

 

 

 

 

 

 

Un quatrième groupe d’industries concernait la fabrication d’outils et d’équipement à l’usage non seulement des citadins mais aussi des populations rurales voisines. Il y avait des forgerons, des tourneurs de bois, des fabricants de pelles, fourches, charrues, métiers et rouets ; il y avait des tonneliers et des cordiers. On peut ajouter à cette liste les industries manufacturières d’objets domestiques : les potiers, vanniers, soudeurs, chaudronniers et armuriers. En revanche il y avait très peu d’industries alimentaires : la plupart de ces produits étaient faits à la maison.

 

 

 

 

 

 

Pour ce qui est de l’organisation de l’industrie, chaque unité ou entreprise était de petites dimensions, parfois limitée au propriétaire (m ‘allem), plus généralement comprenant de 2 à 10 ouvriers et apprentis groupés autour du propriétaire. Rares étaient les établissements plus larges et le propriétaire, qui d’habitude travaillait avec les employés, n’était pas riche. Parfois aussi l’artisan travaillait seul dans une petite échoppe ouverte sur la rue ou dans des établissements plus importants qui abritaient plusieurs ouvriers. La journée de travail était réglée sur le nombre d’heures de plein jour, mais, compte tenu des nombreuses fêtes religieuses, des fêtes officielles pour l’avènement d’un nouveau sultan ou pour la célébration d’une grande victoire, et des cérémonies familiales (mariages ou naissances), le nombre annuel de journées de travail se trouvait considérablement réduit. On a estimé par exemple que les artisans marocains, à Fès, travaillaient 200 jours par an pendant une moyenne de six heures par jour (Le Tourneau, 1957). La mécanisation était réduite ou nulle, et les produits de l’industrie urbaine étaient faits à la main avec des outils qui n’avaient pas changé depuis des siècles. Les seules exceptions en la matière étaient la minoterie, où l’on employait parfois la force hydraulique, et les huileries où un animal était souvent employé pour tourner les meules qui pressaient les olives. Les techniques industrielles étaient des secrets jalousement gardés et transmis au cours des siècles par les artisans aux apprentis.

 

 

 

 

 

 

Peu d’artisans vendaient directement à l’acheteur ; plus généralement, les produits de l’industrie locale se vendaient par l’intermédiaire de négociants et de boutiquiers. Le négociant et le boutiquier n’avaient pas de fournisseur régulier ; ils s’approvisionnaient à heure fixe tous les jours ou une fois par semaine selon le volume des ventes.

 

 

 

 

 

 

Quoique pauvre, l’artisan, patron ou ouvrier, avait sa place dans la société urbaine. Comme Le Tourneau (1957) l’a souligné, « il a le sentiment de tenir une place dans la cité où le travail manuel n ‘est pas considéré comme une activité inférieure mais bien comme une activité sur le même plan moral que les autres. Ceux mêmes qui exercent un métier moins considéré que d’autres, comme les égoutiers ou les porteurs d’huile, ne sont point du tout regardés comme des parias : ils participent à la dignité inhérente à tout travail, ont, comme les autres, leur honneur professionnel et accomplissent leur tâche avec beaucoup de conscience et de sérieux « ,

 

 

 

 

 

 

Tlemcen fournissait une très grande variété de commerce de détail à la cité même et à ses environs. On trouve en premier lieu, abondamment et largement réparties dans la ville, les fonctions les plus humbles, qui répondaient aux besoins locaux plutôt qu’à ceux de la ville dans son ensemble : elles comprenaient les épiceries et les échoppes qui vendaient huile, savon, beurre, miel, charbon de bois, thé, légumes, fruits et autres denrées essentielles aux besoins quotidiens. Ces échoppes, qui existaient dans chaque quartier de la ville, étaient généralement groupées autour de la mosquée, des bains et du four communal. En second lieu, au sommet de la hiérarchie du commerce de détail, on trouve les marchands et boutiquiers du bazar (qaïçariya). Le bazar était une aire d’activité commerciale intense où, dans un espace relativement petit, citadins et campagnards pouvaient acheter tous les produits alimentaires ou manufacturés dont ils avaient besoin. Là, toutes les boutiques qui vendaient le même type de produits étaient concentrées dans une même rue, chacun formant cependant une unité séparée. Petits commerçants de quartier et commerçants de bazar s’approvisionnaient les uns comme les autres dans les marchés spécialisés dispersés dans la ville. En revanche, les produits d’importation étaient généralement vendus directement des marchands aux détaillants. Tlemcen jouait un rôle de carrefour commercial pour la campagne environnante, centralisant les produits locaux pour les besoins de la population urbaine ou pour l’exportation, et distribuant les produits et services dont la campagne avait besoin. Les habitants des régions rurales qui entouraient immédiatement Tlemcen apportaient eux-mêmes leurs produits aux marchés spécialisés et faisaient leurs achats dans le bazar. Les échanges commerciaux avec les régions rurales plus éloignées de la ville s’effectuaient par l’intermédiaire d’une série de centres urbains secondaires. Tlemcen, comme Tunis et comme Fès, était entourée d’un certain nombre de centres urbains plus petits servant chacun de foyer à la zone rurale qui l’entourait. Produits alimentaires et autres étaient d’abord portés par les campagnards aux marchés des petits centres urbains les plus proches ; de là ils étaient ensuite transportés jusqu’à la capitale. Les marchandises d’importation et les produits de l’industrie urbaine, vêtements, souliers, outils, étaient également distribués dans les petites villes satellites.

 

 

 

 

 

 

 

Néanmoins, la sphère d’influence économique de Tlemcen n’était pas très étendue, limitée à l’Est par la vallée du Sig et à l’Ouest par la Moulouya. Vers le Sud, cependant, son influence s’étendait jusqu’à la bordure nord du Sahara, couvrant les steppes des hauts plateaux de l’intérieur d’où les nomades venaient échanger les produits de leur élevage contre les céréales de la zone côtière et les produits de l’industrie urbaine (Le Tourneau, 1957).

 

 

 

 

 

 

Si Tlemcen, comme les autres villes musulmanes importantes du Maghreb à la même époque, desservait la région environnante par l’intermédiaire d’une série de centres urbains plus petits, en revanche la mauvaise qualité des communications empêchait toute compétition ou interaction économique véritable avec d’autres villes possédant un niveau élevé de services, comme Fès et Marrakech. Ces villes étaient relativement isolées les unes des autres et il y avait peu de contact économique signifiant. La spécialisation était peu développée et chaque cité devait reproduire l’ensemble des services déjà fournis par ses voisines. Webb (1957) a décrit cette situation comme celle d’une « société urbaine isolée » et l’a opposée à la « société urbaine intégrée » de nos jours. On peut distinguer une vague hiérarchie de centres administratifs, mais un système urbain véritable n’avait pas encore émergé dans le Maghreb Central sous la dynastie Abd el-Wâdide.

 

 

 

 

 

 

Tlemcen était aussi, avec un petit groupe d’autres cités, une de celles qui avaient des relations commerciales actives avec les états d’Afrique subsaharienne et les états chrétiens du Nord de la Méditerranée. Sous la dynastie Abd el-Wâdide, la principale route commerciale transsaharienne allait d’Awdaghost (royaume du Ghana), et plus tard, au XIIIe siècle, d’Oualata et de Tombouctou jusqu’au grand centre commercial du Nord, à Sijilmassa dans le Tafilelt sur la bordure nord du Sahara (Lessard 1969). Sijilmassa, cependant, était séparée de Marrakech et de Fès par la formidable barrière du Haut-Atlas, et les ports de Safi, Salé, Arzila et Ceuta étaient sous le contrôle Merînide, tandis que les communications avec Tlemcen, dans le Maghreb central, à 50 Km seulement de la Méditerranée, étaient beaucoup plus faciles et se faisaient à travers les steppes facilement accessibles des hauts plateaux de l’intérieur. En conséquence, Tlemcen vint à occuper une position-clé sur le grand axe commercial qui reliait le monde méditerranéen et le monde africain. De même que Sijilmassa était la « porte du désert » qui conduisait à l’Afrique subsaharienne, Tlemcen était, pour les caravanes venant du Sud, la porte du bassin méditerranéen.

 

 

 

 

 

 

Les caravanes qui arrivaient à Tlemcen en provenance du Sud apportaient del’ivoire, des plumes d’autruche, de la gomme, de l’encens, de l’ambre, mais surtout de l’or et des esclaves — les deux éléments les plus importants du commerce transsaharien ; elles les échangeaient contre des céréales, des tissus, du cuivre, de la verrerie, des drogues et des parfums ; certains de ces produits étaient importés d’Europe. Al-Maqqari qui écrivait au XVIe siècle, nous a laissé un tableau vivant, basé sur des lettres familiales en sa possession, des activités commerciales de certains membres de sa famille, marchands à Tlemcen pendant la deuxième moitié du XIIIe siècle. Il nous apprend que leurs caravanes empruntaient la route de Sijilmassa à Oualata en passant par Teghaza, et que, pour assurer l’écoulement régulier des marchandises, on avait dû faire creuser de nouveaux puits le long de la route, organiser des convois avec d’autres groupes de marchands, et recruter, pour les accompagner, des guides qualifiés ansi que des gardes armés. Cinq petits-enfants du fondateur de cette famille de marchands formèrent une société avec deux d’entre eux établis à Tlemcen, un à Sijilmassa pour servir d’agent de liaison, et deux à Oualata. Des membres de la communauté juive de Tlemcen jouèrent aussi un rôle actif dans le commerce avec le Sud (Coudray, 1897 ; Barges, 1853 ; Mauny, 1961).

 

 

 

 

 

Les origines du commerce transsaharien sont obscures : on en trouve les premières traces dans des documents Ibadites qui montrent que des échanges commerciaux existaient à la fin du VIIIe siècle entre la capitale Rostemide, Tihert (près de l’actuelle Tiaret), fondée en 761 ap. J.C., et les états du Ghana et du Gao (Lewicki, 1962). Les marchands de Tihert n’étaient pas les premiers commerçants musulmans à atteindre la zone soudanaise de l’Afrique de l’Ouest ; ils furent certainement précédés par des marchands de Sijilmassa (fondée en 757-758 ap. J.C.), de Ziz et de Daria (villes qui florissaient avant Sijilmassa), et de Tarqala. La conquête arabe joua à l’évidence le rôle d’un puissant stimulant pour le commerce transsaharien et il semble probable, même en l’absence de preuves certaines, que Tlemcen devint très tôt un des terminus nordiques de ce commerce, peut-être pendant le VIIIe siècle alors que la ville était la capitale d’un petit état Khârijite.

Plus tard, lorsque Tlemcen devint le centre politique du Maghreb central sous la dynastie Abd el-Wâdide, les relations commerciales avec le Sud connurent une rapide expansion. En fait les premiers Abd el-Wâdides choisirent peut-être Tlemcen comme capitale précisément pour profiter des revenus provenant du commerce transsaharien et pour porter plus loin ce dernier.

 

 

 

 

 

 

Des marchands européens de Gênes, Pise et Marseille, et des royaumes d’Aragon et de Castille visitaient fréquemment les ports côtiers du Maghreb central, surtout Honeïn, mais aussi Taount, Mazagran, Mostaganem, Ténès, Brechk, Cherchel et Alger avant la création de l’état Abd el-Wâdide ; tous s’empressèrent d’établir des liens avec le nouveau pouvoir à Tlemcen. Contrairement à l’état Merînide dans lequel ils voyaient une projection de la Castille, et au royaume Hafcide qui avait des liens étroits avec la Sicile, le sultanat Abd el-Wâdide était, aux yeux des Européens, une partie du monde africain, sa capitale était le terminus nordique du grand axe commercial qui conduisait au mystérieux Eldorado africain. Peu de marchands européens pénétrèrent au sud jusqu’à Sijilmassa ; la majorité d’entre eux se contentaient de s’établir à Tlemcen où ils trouvaient un commerce bien organisé en affaires prospères comprenant des marchands musulmans et juifs qui eux-mêmes faisaient du négoce avec l’Europe.

 

 

 

 

 

 

Au début de l’histoire du sultanat Abd el-Wâdide, des marchands originaires du royaume d’Aragon arrivèrent à dominer le commerce entre Tlemcen et l’Europe, et la pénétration commerciale et financière des Catalans dans l’état Abd el-Wâdide aux XIIIe et XIVe siècles a été étudiée en détail par Dufourcq (1966). Depuis le début du XIIIe siècle, les états chrétiens de l’Ouest méditerranéen avaient de puissantes visées commerciales sur le Maghreb, mais peu d’entre eux avaient les mêmes avantages que l’ Aragon. Contrairement à ses riveaux italiens, l’Aragon, avec la Castille et le Portugal, avait derrière lui des siècles d’expérience de relations économiques, politiques et culturelles étroites avec le Maghreb, et, en dépit des progrès de la reconquista, ces états demeuraient intellectuellement et culturellement proches de leurs voisins musulmans du sud du bassin Méditerranéen. Mais la puisssance de la Castille était essentiellement sur terre, et le Portugal, pour sa part, avait tourné le dos à la péninsule et à la Méditerranée. L’Aragon, en revanche, s’il jouait un certain rôle dans les affaires de la péninsule, était aussi une grande puissance commerciale, possédait une puissante flotte marchande basée dans les ports prospères de Barcelone, Valencia et Palma, et la Méditerranée était sa zone d’activité naturelle. La position géographique des territoires placés sous contrôle aragonais, en particulier la position stratégique de l’île de Majorque, conquise en 1230, favorisait le développement de liens commerciaux avec les Sultanats du Maghreb. Le succès des marchands catalans dans le Maghreb en général et dans l’état Abd-el-Wâdide en particulier avait encore d’autres raisons. Les souverains aragonais s’intéressaient particulièrement aux activités commerciales de leurs sujets et les encourageaient,, voyant en elles un élément essentiel de la puissance et de l’influence du royaume. En fait l’importance du commerce était reconnue par toutes les sections de la société catalane : princes, nobles, bourgeois, gens du peuple, chrétiens, juifs et musulmans, le roi lui-même, tous avaient une part dans des aventures commerciales. Bien plus, dès le début du XIIIe siècle, le commerce était devenu, beaucoup plus que la guerre, le moyen par lequel les Aragonais cherchaient à étendre leur influence politique sur le Maghreb, et en particulier sur le sultanat de Tlemcen, porte ouverte sur la richesse de l’Afrique subsaharienne. On a également estimé qu’au début du XIIIe siècle, à peu près 40 % de la population d’Aragon, particulièrement à Valencia et à Majorque, était composée de musulmans ; et comme les désaccords se multipliaient entre les deux communautés religieuses, de nombreux musulmans s’empressèrent d’émigrer au Maghreb. Cette situation fut utilisée comme moyen de pression sur les Sultanats du Maghreb, sensibles à la condition faite à leurs co-religionnaires d’Aragon, afin d’obtenir d’eux des concessions. Confrontés à une succession de révoltes musulmanes au XIIIe siècle, les souverains d’Aragon étaient eux-mêmes fort désireux de trouver un moyen de faciliter le départ de leurs sujets musulmans gênants. Mais le facteur le plus important était le fait que de nombreux marchands de Barcelone et de Majorque étaient des juifs qui avaient l’avantage d’avoir des liens très étroits avec les communautés juives qui faisaient du négoce — en particulier le commerce de l’or — dans le Maghreb central et, plus au Sud à Sijilmassa (2). C’est par l’intermédiaire des relations étroites qui existaient entre les juifs de Barcelone, de Majorque, de Tlemcen et de Sijilmassa qu’un contact sûr et direct put s’établir et se maintenir entre l’Aragon et l’Afrique subsaharienne.

 

 

 

 

 

 

Le premier contact diplomatique entre la Couronne d’Aragon et le Sultanat Abd el-Wâdide dont l’existence nous soit connue prit place en 1250, quand Yaghmorâsan envoya un ambassadeur, Abou-Arlan, à Barcelone. Il semble que ces négociations entre Yaghmorâsan et Jacques le Conquérant avaient pour but d’encourager le commerce, déjà important, entre les deux états : à cette fin, le roi d’Aragon interdisait aux pirates catalans d’attaquer les navires et les ports Abd el-Wâdides. Il est aussi probable qu’on se mit d’accord sur les procédures de l’émigration au Maghreb de musulmans de Castille et de Valencia, qui eut lieu en 1258 (les fameuses « émigrations organisées ») en échange de la libération et du rapatriement des catalans prisonniers dans le Sultanat. Il semble que très tôt Jacques le Conquérant ait utilisé la présence dans le sultanat de marchands catalans et de mercenaires catalans employés par Yaghmorâsan, pour étendre son influence politique et financière à Tlemcen. En 1265 et 1267, Valcayt, chef de la communauté catalane de Tlemcen, était également le chef officiel de tous les Chrétiens, civils et militaires, des territoires Abd el-Wâdides, formule qui avait clairement pour but de contrôler ou d’éliminer les Italiens et autres marchands rivaux. L’opposition de Gênes, de Pise, et des Abd el-Wâdides eux-mêmes amena le roi d’Aragon à abandonner ces prétentions en 1272, mais il apparaît que, la même année, Yaghmorâsan accepta de verser certaines sommes à la couronne d’Aragon, par le moyen d’un « présent » annuel et par le reversement d’une partie des droits de douane payés par les marchands catalans dans le Sultanat. En fait, cela représentait un tribut annuel payé par les Abd el-Wâdides, qui obtenaient en retour deux privilèges : la paix et de paisibles échanges commerciaux avec l’Aragon.

 

 

 

 

 

 

Après la mort de Jacques le Conquérant les rapports avec Tlemcen demeurèrent à peu près inchangés sous le règne de Pierre III, son successeur. Le nouveau roi, après un échange d’ambassadeurs, fit en 1277 un « traité » avec Yaghmorâsan qui acceptait de payer un tribut annuel de 2000 dinars d’or à la Couronne d’Aragon ; il semble que ce tribut était complètement indépendant du reversement des droits de douane. Le tribut, cependant, ne fut pas payé régulièrement, ce qui est peut-être la raison principale des hostilités périodiques qui éclataient entre les deux pays. Néanmoins, après la mort de Yaghmorâsan, le nouveau sultan, Abou Said Othmân, renouvela le traité d’amitié avec Pierre III en 1285. L’accession au trône d’Alphonse III fournit l’occasion de nouvelles négociations entre l’Aragon et Tlemcen, et ces négociations aboutirent au fameux traité de 1286 — le premier traité entre les deux états dont le texte nous soit connu. Il couvrait plusieurs aspects des relations entre les deux états — relations commerciales, financières et politiques — mais la clause concernant les relations commerciales était capitale : le port officiellement reconnu pour le commerce Catalan (3) était Oran, où un agent du roi était habilité à percevoir et à reverser à la Couronne d’Aragon 50 % des droits d’importation payés par tous les marchands chrétiens à Oran et dans tous les autres ports du Sultanat. Cette procédure semble avoir remplacé l’idée d’un tribut annuel fixe. Le traité marqua le plus haut point de la pénétration catalane dans le Sultanat. Il représentait une victoire évidente sur les intérêts commerciaux des autres états chrétiens, en particulier sur les Italiens, et une certaine perte d’indépendance économique du côté des Abd el-Wâdides.

 

 

 

 

 

 

Jacques II, qui devint roi en 1297, tenta plusieurs fois de conclure un traité avec le Sultan de Tlemcen. mais toutes ses tentatives aboutirent à des échecs, et le nouveau roi ne parvient pas à renforcer davantage la pénétration économique des Catalans dans le Sultanat, ni à faire de l’état Abd el-Wâdide un satellite politique. Néanmoins, même sans l’aide d’un traité en bonne et due forme les liens entre les deux états étaient si nombreux et variés que, malgré le retour périodique des hostilités, des relations amicales se rétablissaient rapidement.

 

 

 

 

 

 

Les marchandises les plus importantes, dans le commerce des marchands catalans à Tlemcen, étaient les tissus de laine et la toile fabriquée en Aragon, en France et dans les Flandres. Les autres importations comprenaient des épices, de l’indigo et du coton apportés du Moyen-Orient par des marchands de Barcelone et de Majorque ; de petits objets de verre, des bijoux et de la quincaillerie (une partie de ces articles était alors revendue en Afrique subsaharienne par des marchands juifs et arabes) ; du plomb, du cuivre, du sel, de l’huile, du vin et des fruits secs (quoique plusieurs des fruits importés fussent aussi produits à l’intérieur du Sultanat). Les exportations du Sultanat vers l’Aragon et vers d’autres pays européen comprenaient : de l’or de l’Afrique subsaharienne, que les Catalans utilisaient pour acheter des produits en provenance du Moyen-Orient ; des esclaves de l’Afrique subsaharienne et des territoires Abd el-Wâdides ; du grain, des peaux,de la laine, du cuir et des dattes, produits du Sultanat.

 

 

 

 

 

 

La capitale Abd el-Wâdide devint en fait un marché florissant pour le négoce international : les produits de l’Afrique subsaharienne et du Maghreb central y étaient centralisés pour l’exportation vers l’Europe, et les produits de l’Europe et de l’Est de la Méditerranée y étaient redistribués aux autres régions du Sultanat et aux Etats placés au Sud du Sahara.

 

 

 

 

 

 

Il est difficile d’évaluer l’importance du commerce entre Tlemcen et l’Aragon, vu l’absence générale de documents ou le caractère fragmentaire de ceux que nous possédons. Néanmoins, les recherches de Dufourcq (1966) nous donnent une idée de l’envergure des échanges commerciaux entre l’Aragon et Tlemcen, du moins pendant les XIIIe et XIVe siècles. Un registre unique, conservé aux archives de Palma, indique qu’entre le 23 janvier et le 18 mars 1284, 45 navires quittèrent Majorque, un tiers d’entre eux pour se rendre dans le Sultanat de Tlemcen (9 à Oran, 3 à Alger, 2 à Brechk, 1 à Ténès). Ainsi, même en plein hiver, 2 ou 3 petits navires appareillaient chaque semaine pour les ports Abd el-Wâdides. Nous savons qu’en 1328, 20 navires environ quittèrent Majorque pour des ports Abd elWâdides et qu’il y avait des traversées régulières, au moins une fois par mois, entre Majorque, Valencia, Barcelone et Oran, Honeïn et les petits ports du Maghreb central. Selon les documents assemblés par Dufourcq, 150 navires catalans débarquèrent dans des ports Abd el-Wâdides entre 1308 et 1331. Beaucoup, sinon la majorité de ces navires firent certainement plus d’une traversée d’un port du Sultanat à un autre, et le chiffre n’inclut pas, bien entendu, les navires Abd el-Wâdides, ou les navires appartenant à des Italiens, des Castillans ou à d’autres états chrétiens. Selon des estimations modérées, les exportations catalanes à Tlemcen à la fin du XIIIe siècle se montaient à 35 000 dinars et au début du XIVe siècle, cette somme s’élevait à 100 000 dinars. Ces statistiques, quoique trop souvent incomplètes, témoignent de l’intensité et de l’envergure des échanges commerciaux entre Tlemcen et l’Europe à cette époque, en dépit du mauvais temps, du climat politique changeant et de la piraterie.

 

 

 

 

 

 

Les liens commerciaux étroits entre Tlemcen et l’Aragon durèrent jusqu’au milieu du XIVe siècle environ, après quoi prit fin l’influence catalane sur le commerce extérieur du Sultanat. A partir du début du XIVe siècle, la diplomatie aragonaise se désintéresse de plus en plus du Maghreb pour se tourner vers le reste de la péninsule ibérique et vers l’Italie. La piraterie augmente, interrompant le commerce entre l’Aragon et le Sultanat. Mais un autre facteur, d’aussi grande importance, intervint : la conquête de Gibraltar par les Merînides en 1333 et la reconquête des îles de Kerkennah et de Djerba en 1335 donnèrent aux musulmans une nouvelle assurance et les rendirent moins dociles aux pressions exercées par les Catalans et moins prêts à accepter une position de dépendance dans leurs relations avec la Couronne d’Aragon. Des marchands catalans continuèrent leur commerce avec les états Abd el-Wâdides (4), mais les liens commerciaux avec les états italiens de Gênes et de Venise semblent être devenus plus importants. Léon l’Africain note la présence à Tlemcen, au début du XVIe siècle, de nombreux marchands génois et vénitiens ; il rapporte qu’avant la prise d’Oran par les Espagnols en 1509, quoiqu’Oran ne fût plus le premier port du Sultanat, des marchands génois, vénitiens et aussi catalans y faisaient commerce. Certains marchands arabes et juifs de Tlemcen tirèrent d’énormes profits de leur commerce avec le Sud et avec l’Europe et, faute d’autres possibilités, ils investirent une partie de leurs richesses en terres. La plaine fertile qui était située au nord de la ville était consacrée à des vergers et jardins où de nombreux citoyens riches firent construire des maisons qu’ils habitaient pendant les mois d’été. Les jardins étaient cultivés par des fermiers qui vivaient en ville. On cultivait beaucoup la vigne autour de Tlemcen et des vignerons juifs de la ville faisaient d’excellents vins (Isnard 1951). Au delà des jardins et vergers de banlieue, il y avait des terres consacrées aux céréales et à l’élevage. Ces terres aussi étaient souvent la propriété de riches citoyens et elles étaient occupées par des villageois et par des tribus parfois apparentés à des familles de la ville. Durant l’époque médiévale, c’est la cité qui dominait l’agriculture et l’économie tribale de la région qui l’entourait, créant son modèle propre d’utilisation de l’espace rural.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

( 1 ) La cité de Yousouf ben Tâchfîn fondée au IXe siècle à côté d’Agadir, ville islamique du VIIIe siècle construite sur le site de la ville romaine de Pomaria.

 

 

 

 

(2) L’importance que Barcelone attachait à la coopération juive africaine dans le développement des relations commerciales avec Tlemcen se révèle dans le fait qu’en 1247 le roi d’Aragon (Jacques le Conquérant) étendit sa protection royale à deux familles juives établies à Sijilmassa.

 

 

 

 

(3) Au mois de juin 1385, une lettre du gouverneur de Majorque au sultan de Tlemcen, Abou Hammou Moûsa II (1359-1389) indique que Honeïn était officiellement le port d’entrée dans le Sultanat. Au XIIIe siècle, Oran semble avoir été beaucoup plus important qu’Honeïn, au début du XIVe siècle, les deux ports étaient d’importance égale (Dufourcq, 1969). La lettre de l’année 1385, ainsi que les recherches de X. Le Cour Grandmaison (1966), indiquent cependant qu’à la fin du XIVe siècle Honeïn était le port principal du Sultanat ; mais nous ignorons la raison de son importance croissante et du déclin relatif d’Oran.

 

 

 

 

(4) La lettre du Gouverneur de Majorque au Sultan Aboû Hammoû Mousa II en 1385 prouve que des marchands catalans faisaient toujours négoce avec Tlemcen. Deux ans plus tard, quand le Sultan fut déposé par son fils, il quitta son royaume sur un navire marchand catalan qui faisait route d’Oran vers Alexandrie via Tunis.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




Remarques à propos des racines antiques et byzantines de l’architecture islamique d’Occident

1062019

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

Pour l’archéologue, c’est à l’évidence la géométrie héritée qui marque en architecture comme dans l’ornement la pérennité des civilisations de la Méditerranée hellénistique dans les terres chrétiennes ou islamisées du Moyen Âge. On ne saurait bien sûr omettre les moments de l’histoire : plutôt occidentaliste ibéro-maghrébin, comme le rappelle ibn al-Hakam que c’est à la byzantine Sabta que l’on doit le passage vers l’Europe des armées islamiques bloquées aux rives du Détroit de Gibraltar. Ce monde des deux rives, né en 711, se développe au nord comme au sud sur l’héritage de provinces antiques qui en Tingitane comme en Bétique ont fourni au Moyen Âge un patrimoine très vite enrichi et d’abord par des liens avec la Syrie comme plus tard avec la Mésopotamie abbasside. Mais, dans cette zone de Méditerranée occidentale, deux régions paraissent s’opposer – en lien avec leur passé byzantin? L’Ifriqiya – décalque arabe d’Africa– n’a pas réservé le même sort que le Maghreb et al-Andalus à l’héritage pré-islamique méditerranéen.

 

 

 

 

 

 

  

 

 

Remarques à propos des racines antiques et byzantines de l’architecture islamique d’Occident dans Architecture & Urbanisme 1552119084-palais

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partout, aux VIIIe et IXe s., en Andalousie comme au Maghreb ou en Ifriqiya,ce sont des dynasties dues à des Orientaux fugitifs qui fondent des écoles émirales.

Mais c’est en Ifriqiya que le lien avec l’héritage de la Méditerranée byzantine est à l’évidence, naturellement, le plus fort. Les ribāts comme celui de Sousse –mais aussi ceux de Lamta et Monastir – et le plus ancien palais conservé sur le site de Raqqada sont des dérivés du castellum par leur plan comme par leur taille. De semblables parallèles apparaissent en architecture religieuse par delà le plan basilical des mosquées dans les sources de leur répertoire ornemental. Ainsi, au mihrab de la grande mosquée dite de Sidi ‘Uqba à Kairouan – reconstruite de 836 à 874 –, des décors de vigne et de palmettes évoquent, à coup sûr, l’héritage local pré-islamique. Parmi les palmettes du haut Moyen Âge, la grande mosquée Zaytuna de Tunis recèle au décor des trompes de ses coupoles de la fin du Xe s., des enchaînements de palmettes lisses très différentes de celles encore très proches des derniers modèles antiques que recèle le double portique sud-est de la cour – dit « narthex » – de la grande mosquée de Kairouan. On notera surtout que ce type de palmette semble transmis au Maghreb occidental almoravide au début du XIIe siècle : elles ont été retrouvées à la porte mise au jour à la «maison de la plaine » de Chichaoua (Maroc) mais aussi au palais sud-est de la ville fatimido-ziride d’al-Manṣūriya Sabra ; on est ainsi tenté de dater du Xe s.le développement de nouveaux liens orientaux des terres de l’Islam d’Occident ifriqiyen sensibles deux siècles plus tard au Maghreb.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Décors floraux du haut Moyen Âge ifriqiyen: vigne à la niche du mihrab de la grande mosquée de Kairouan

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’analyse des modes d’urbanisme suggère d’autres échanges. Le modèle méditerranéen des premières villes d’Ifriqiya est encore très bien préservé à Sousse avec la madina développée entre port et qasaba. À Kairouan, au contraire, se développe au haut Moyen Âge une agglomération riche de maintes fondations successives; on pense en particulier à Qaṣr al-Ma’, à al-‘Abbasiya et à Raqqada : il semble que l’influence de l’Orient abbasside plus tôt sans doute que celle qui est à l’origine des palmettes planes précitées se soit ainsi imposé en Ifriqiya dès le IXe s.

 

 

 

 

 

 

 

 

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Plat provenant d’un niveau artisan ziride sur le palais sud-est d’al-Manṣūriya.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce volontaire recours à des formes venues du califat sunnite est confirmé à l’âge fatimide. Les Califes ne renoncent pas aux techniques héritées de la province d’Africa comme en témoignent le recours aux captages de Bir al-Adīn ou encore l’aqueduc qui les reliait à al-Manṣūriya et Kairouan. Mais le plan de la ville d’al-Manṣūr comme celui du palais mis au jour au sud-est de la ville en témoignent: al-Manṣūriya était une ville de parti «circulaire », à l’asiatique, de cent trois hectares, protégée d’une enceinte de briques crues où alternaient tours barlongues et demi-rondes dont l’urbanisme comme l’architecture, militaire ou palatine, évoquent la Mésopotamie abbasside. Ces documents suggèrent ainsi un certain nombre d’observations. Il ne fait aucun doute que ce recours à des formes califiennes héritées de l’Asie pré-islamique, est un mode d’affirmation du califat hétérodoxe des Fatimides. On ne s’étonne donc pas qu’au XIIe s., les Almohades qui, dès Ibn Tumart, avaient au reste repris le titre de «mahdi », l’adoptent pour leur nouveau port de Qasr al-Saghir sur la rive sud du Détroit de Gibraltar. On est plus surpris de retrouver un plan analogue à Madrigal de las Altas Torres en Vieille Castille, ville natale d’Isabelle la Catholique, fortifiée au XIVe s.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Grande mosquée de Cordoue: coupole nervée revêtue de mosaïque d’émail de Cordoue

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Deux domaines de l’art, de tendance strictement opposées, confirment la venue par vagues successives d’influences orientales. Dans les grandes mosquées où le décor animé est strictement interdit se développe à l’époque ziride un nouveau schéma de sanctuaire riche de deux coupoles –qubba devant mihrab et coupole du Bahū – des maqsuras, simples clôtures devenues des architectures cupuliformes qui semblent apparaître d’abord dans l’Iran des Saldjoukides. Pour l’architecture civile, al-Manṣūriya-Sabra a livré –venus d’un niveau artisan retrouvé sur les ruines du palais sud-est – plusieurs plats dont le décor se développe autour d’un personnage féminin d’esthétique toute asiatique. Le Maghreb comme al-Andalus n’ont rien conservé de semblable après le XIe s. même si de rares sculptures ont conservé des décors animés. Ils feront, par contre, un large usage en architecture des muqqarnas, structures couvrantes à encorbellements successifs venues d’Iran au début du XIIe s. qui ont constitué du XIIe au XVe s. maintes coupoles.

 

 

 

 

 

Ainsi doit-on mettre en parallèle l’art ifriqiyen et les créations élaborées par le monde ibéro-maghrébin aux siècles du haut Moyen Âge. Au moment où se développait l’architecture aghlabide, l’installation en al-Andalus du dernier Omeyyade pose le problème des liens entre monde andalou et Méditerranée orientale syrienne. La mosquée de Cordoue, comme les sanctuaires aghlabides, est de plan basilical, mais sa structure est inspirée des aqueducs romains d’Espagne et l’appareil à carreaux et boutisses des murs est commun aux deux domaines successifs des Omeyyades. On ne connaît que peu d’exemples de la mosquée omeyyade andalouse, mais, à Séville ou Madinat al-Zahra comme à Cordoue, rien ne permet d’y reconnaître des influences orientales. Mieux, le parti du minaret de plan rectangulaire abritant un escalier progressant vers le lanternon par volées droites ménagées autour d’un noyau central carré est une création toute andalouse due à l’émir cordouan Hishām.

 

 

 

 

C’est au Xe s., après le retour des Omeyyades au titre de Calife sous le règne de ‘Abd al-Raḥmān III que, comme en Ifriqiya, un volontaire recours à des formes usitées par le Califat abbasside concurrent apparaissent, mais elles ne sont pas les seules novations. Si une maqsura traduite en élévation, riche de trois coupoles nervées à nervures ornementales, est due à la grande mosquée de Cordoue au règne d’al-Hakam II, donc au dernier quart du Xe s., elle précède largement l’imitation de temples du feu iraniens que l’on attribue à Nizām al-Mulk vers le milieu du XIe s. à la Mosquée du Vendredi à Isfahan. Les coupoles nervées de Cordoue évoquent à coup sûr l’Iran, mais on ne saurait les mettre en parallèle avec le renouveau de la maqsura qui, par l’Égypte, progresse de l’Iran vers l’Islam d’Occident à partir du XIIe s. De plus, ces coupoles cordouanes sont revêtues de mosaïques d’émail dues à des artisans byzantins. Ainsi des liens entre calife andalou et basileus sont-ils indéniables, mais ils sont très dissemblables des legs byzantins exploités dès le IXe s. par l’Islam ifriqiyen.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Tolède, Bab Alcantara : la porte du IXe s. est rénovée en appareil mixte au XIIe s.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’urbanisme andalou n’a pas ignoré le système polynucléaire oriental dont Kairouan nous est apparue le premier exemple ; Cordoue l’a développé au Xe s.et si les villes andalouses restèrent plutôt fidèles au schéma madina-qasaba, au Maroc, les villes de l’estuaire du Bu Rgreg, liées au jihad, développent avec Sala, Rabat et Chella le schéma des fondations associées. Cette mutation de l’urbanisme maghrébin apparaît – et seulement au bas Moyen Âge – à l’agglomération de Tlemcen. Mais dès le XIIe s., la dynastie almohade a développé une mosquée militaire – liée à une nécessaire cérémonie de remise des étendards aux troupes– qui par sa taille, son parti et la présence de ziyādas (extensions latérales) démontre que le second califat d’Occident a eu recours, comme ses devanciers, à des formules abbassides avec, ici, l’évident souvenir des deux grandes mosquées de Samarra. Le Maghreb central a connu au bas Moyen Âge, avec une commande mérinide, une mosquée de semblable inspiration à la tlemcénienne Mansura. Mais rien de tel n’apparaît en Ifriqiya même si en 1230 les Hafsides sont un moment reconnus Califes de l’Islam entier.

 

 

 

 

 

 

On pourrait objecter que les exemples analysés sont le plus souvent tirés d’arts de Cour. Qu’en était-il des foyers provinciaux? Le royaume de Tolède a développé dès l’an mil des formes proches de l’Andalousie cordouane et la reconquête de l’ancienne capitale wisigothique en 1085 entraîna leur adoption par les Chrétiens –autochtones ou repeuplants – et les Juifs. Ainsi, les formes cordouanes conservées à la mosquée de Bib Mardūm sont-elles présentes à l’église du faubourg des repeuplants de Tolède, Santiago del Arrabal. L’architecture régionale omeyyade développe, dès la fin du califat, des appareils mixtes associant la pierre et la brique qui seront largement repris par l’architecture mudéjare religieuse et plus encore militaire. On en détermine mal les sources. On les retrouve dans la région de Malaga – qui fut byzantine – et, bien sûr, dans les monuments médiévaux de la Méditerranée orientale hellénique. Mais aucun lien avec Byzance ne saurait être démontré. Quant à l’art provincial ifriqiyen, clairement développé sous les Zirides, il ne dépasse pas, à une exception près, l’aire culturelle née de l’Africa. Si l’enceinte ziride élevée sans doute au XIe s. à Grenade présente une alternance de tours barlongues et semi-circulaires inspirées peut-être de l’enceinte d’al Manṣūriya, le modèle architectural innovant le mieux connu de la mosquée d’époque ziride ne dépasse pas vers l’ouest la ville de Būna, madina islamique du XIe s. qui prend le relai de l’Hippo Regius de Saint Augustin et de son port.

 

 

 

 

 

 

 

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Belyunesh, plan de la muniya de la Tour mise au jour dans la campagne de Sabta-Ceuta, Maroc.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un dernier élément architectural doit être enfin évoqué à propos des relations de l’Islam d’Occident avec les architectures antérieures à la conquête, celui de la villa d’époque islamique : la muniya. Les textes en évoquent maints exemples en Ifriqiya comme en al-Andalus voire au Maghreb. Des mosaïques romaines d’Afrique, publiées par Noël Duval, nous livrent maintes images de villae, toutes surmontées de tours. Le manuel d’agronomie d’Ibn Luyūn, grenadin du XIVe s., en fait une description très précise. Nos recherches sur l’agglomération de SabtaCeuta ont permis de mettre au jour, à Belyunesh, un modèle de muniya fidèle en tous points à la théorie d’Ibn Luyūn: une tour résidence la domine.

Aucun autre site, si l’on excepte le Generalife de Grenade, n’a livré d’architecture illustrant ainsi celle d’un latifundium perpétué ou les rapports villes campagnes.

 

 

 

 

 

 

 

 

S’il fallait, au terme de ces quelques remarques, reconnaître une similitude entre les deux domaines de l’Islam d’Occident, ce serait leur égale fidélité aux traditions régionales comme leur volontaire recours à des influences orientales. Mais al-Andalus fut d’abord omeyyade et si l’Orient aida à l’affirmation du Califat cordouan, il fut, certes, au Xe s., d’abord abbasside, mais la volonté impériale de l’émir le conduisit parallèlement à adopter parmi les illustrations de son pouvoir des formes iraniennes aussi bien que byzantines. En Ifriqiya, après une période liée à l’Africa, c’est paradoxalement le califat hétérodoxe des Fatimides qui développa l’influence abbasside, sans doute présente mais bien plus modestement sous la dynastie aghlabide. Ainsi, deux processus similaires mais résolument différents marquent-ils les liens de l’Islam d’Occident avec les traditions artistiques de ses territoires aux siècles antérieurs à la Conquête islamique : l’Ifriqiya s’oppose ainsi au monde ibéro-maghrébin. L’invasion ottomane à laquelle le Maroc résista, n’effaça pas bien au contraire cette singularité culturelle que l’Algérie d’aujourd’hui a conservée : ses villes orientales sont ifriqiyennes tandis que le pays tlemcénien leur oppose une tradition résolument maghrébine.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




Architecture du Territoire dans les Pays Islamiques : HORTUS CONCLUSUS

22042019

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Parmi tous les monuments de la civilisation islamique, les jardins sont ceux qui ont le plus souffert de l’incurie du monde et des outrages du temps. Les rares exemples, relativement récent, conservés en Perse, en Inde Septentrionale et en Afrique du Nord nous sont parvenus profondément altérés dans leur forme architecturale et dans leur végétation. La précarité des matériaux employés rend la recherche fascinante et fait réfléchir sur le sens de l’inachevé et l’éphémère qui émane des vestiges de ces structures vertes. A la différence de l’architecture élaborée avec des matériaux durables, l’architecture végétale exprime au contraire la totale dépendance de la volonté et de la main de l’homme par rapport au Temps. Dans cette optique qui correspond à la culture essentiellement a-historique de l’Islam, des paramètres tels que antiquité, authenticité, valeur historique et documentaire, etc. perdent leur signification. L’archéologie des jardins est une discipline qui est en train d’accomplir timidement ses premiers pas: c’est seulement dans un avenir proche que des techniques sophistiquées comme l’examen des terrains du carbone radio-active, appliquées systématiquement, seront capables de tracer avec précision la “radiographie”du ou des jardins qui se sont superposés successivement au même endroit. En l’absence de l’objet de l’étude ou face à sa radicale altération, il ne reste pour le moment qu’à se fier aux analyses typologiques et dendrologiques comparées, tandis que les descriptions des voyageurs, des géographes et des poètes constituent un corpus de références précieuses bien qu’hétérogènes qui aident à mieux comprendre les formes et le rôle central du jardin dans l’art de vivre islamique.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

Architecture du Territoire dans les Pays Islamiques : HORTUS CONCLUSUS dans Architecture & Urbanisme 1549790603-allee-couverte

Une allée couverte dans un jardin de Meknès (dessin de Laprade).

 

 

 

 

 

 

 

 

On sait que l’attitude de l’homme islamique envers le désert et, par métaphore, envers la nature, est contradictoire et complexe. Le jardin exprime la part négative de cette ambivalence: l’amour de l’Arabe pour la verdure “intime” provient de la peur et de l’antipathie qu’il a toujours éprouvées pour la nature hostile du désert qui signifie pour lui mort, soif, et domine des esprits maléfiques. Les événements qui se produisent en dehors du périmètre de “l’espace d’appropriation” ne suscitent en lui aucun intérêt, comme le met bien en évidence Kühnel: “Ne pas reconnaître l’existence de forces immanentes à la Nature dont les phénomène sont plutôt attribués à d’arbitraires actes créatifs de Dieu, partant éphémère, préserve d’une surévaluation de la nature elle-même et de la contemplation du paysage et des créatures même si on admire la perfection de la création et si on professe le plaisir des belles formes.”

 

 

Le même auteur, par conséquent, en arrive à nier l’existence d’un “paysage islamique”: “l’harmonie du paysage, l’équilibre de formes artificielles dans la nature (entendus dans le sens de l’antiquité classique) restent étrangers au Musulman pratiquant”.

 

Le jardin médiéval méditerranéen – nous pouvons prendre comme exemple le modèle codifié par Pietro de’ Crescentii – et le jardin islamique présentent des analogies dans la recherche d’un espace intime destiné à la culture d’herbes et de plantes utiles. Ces analogies vont au-delà de la pure coïncidence iconographique, elles témoignent sinon d’une koiné – l’hypothèse méritait une étude approfondie – au moins d’échanges intenses entre les deux côtés de la Méditerranée. Si le jardin islamique restera fidèle à l’esprit de départ, le jardin méditerranéen, au contraire, s’en éloignera et prendra même des directions opposées jusque dans ses résultats typologiques: dans le mysticisme de l’hortus conclusus des cloîtres monastiques d’une part et d’autre part dans la villa comme jardin de plaisirs. Il s’agit de jardins et de plaisirs différents, tous deux basés sur la contemplation esthétique. Le seigneur, dans la villa, permet que l’oeil embrasse des horizons illimités (aussi d’un point de vue mental) et introduit dans le jardin le paysage externe comme panorama; dans son jardin, l’homme islamique, protégé seulement par les hautes murailles, de la poussière et du bruit extérieur, jouit, dans la solitude, de formes, de parfums et de couleurs avec un plaisir sensuel. Ceci est un thème constant de la poésie arabe.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 dans Architecture & Urbanisme

Scène de la vie dans un jardin (du Haft Awrang de Jami).

 

 

 

 

 

 

 

 

Sourdel souligne que: “La constance avec laquelle revient dans leurs poèmes amoureux ou bachiques la description du cadre enchanteur constitué alors par le jardin en arrive à témoigner d’un véritable sens de la nature domestiquée et civilisée que symbolisent entre les hauts murs de l’enclos la fraîcheur de ses canaux et la calme régularité de ses parcelles verdoyantes, idéalisation définitive, dans la conscience du citoyen raffiné, de ce résultat d’une longue tradition paysanne qu’était alors le “jardin oriental”.

 

 

Les deux jardins, formés à l’école des difficultés de la Nature et unis par la même recherche d’harmonie engendrée par les rapports mathématiques de leur dessin, diffèrent par l’idéologie qui en est à la base: dans le jardin du Cinquecento, le concept d’imitation est souverain; il tend au naturalisme (et donc à l’artifice) et la vertu consiste dans le juste milieu entre l’Art et une Nature qui est le point de départ et le point d’arrivée en même temps.

 

 

Dans le jardin islamique, la Nature, révoquée dans sa forme sauvage et incontrôlée, retrouve droit de cité sous une forme géométrique: il ne s’agit pas de la disposition géométrique artificielle des parterres dans le “jardin à l’italienne” mais d’une attitude qui, parfois avec des résultats ambigus, tend à “mettre de l’ordre” dans la nature, sans la forcer au-delà de ses possibilités réelles. C’est un fait désormais bien établi, par exemple, que les plantes n’y subissent jamais la déformation de la taille selon les formes abstraites de l’art topiaire. Il ne faut pas pour autant parler d’architecture végétale; il s’agit seulement d’une composition effectuée dans le but de retirer le plus grand plaisir possible de la contemplation d’un “ordre” esthétique puisque, dans l’Islam, la mathématique, langage de l’intelligence, reflète l’Ordre Divin et les formes créées par l’homme aussi bien que par la Nature peuvent s’unir sur des bases mathématiques. Le caractère artificiel des pavillons, des murs, des jets d’eau, des bassins et des dallages tranche rigoureusement sur le naturel des plantations et des parterres fleuris. Le mariage hardi des deux éléments opéré par la culture maniériste, destiné à souligner le pouvoir démiurgique du maître du jardin ne sera poursuivi qu’à l’époque coloniale.

 

S’il est possible de cerner par une définition, on pourra parler de “géométrie artificielle” pour un pattern végétal comme celui de la villa d’Este à Tivoli opposé à une “géométrie naturelle” pour le jardin de l’Islam.

 

Dans de telles circonstances, la géométrie, la symétrie et les patterns sont le reflet d’une organisation interne dans laquelle les proportions elles-mêmes contribuent à établir un trait d’union entre le Musulman et l’Ordre Cosmique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

  

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




L’habitat rural en Afrique du Nord

9032019

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’habitat en Afrique du Nord est étroitement lié aux genres de vie, et la diversité des genres de vie explique la diversité des formes d’habitat. Les tentes groupées en douars sont habitées par des pasteurs, les gourbis par les cultivateurs de céréales, les maisons groupées en villages par les cultivateurs d’arbres. Mais, dans le détail, des influences historiques et sociales complexes, imprécises dans un pays dont l’histoire fut longtemps troublée et est souvent obscure, viennent nuancer à l’infini les types locaux innombrables

 

 

 

 

 

 

 

1. La tente et le Douar

La tente est l’habitat du pasteur, grand nomade ou transhumant, berbère ou arabe, des déserts et des steppes. Mais elle est aussi l’habitat des populations venues du Sud, composées jadis de pasteurs et d’agriculteurs, plus ou moins fixés. La grande tente noire à double pente est faite de longues bandes d’étoffe tissées avec la laine ou le poil de la chèvre ou du chameau, voire même avec du palmier nain, de l’alfa et de l’asphodèle. Son modèle varie peu. Elle est aérée et chaude, assez grande pour qu’hommes et femmes puissent y vivre à part.

 

Les tentes familiales sont groupées en un cercle, le douar, au centre duquel, le soir, se serre le troupeau. On les trouve partout où domine la vie pastorale jusqu’aux plaines de la Medjerda en Tunisie, au bord de l’Aurès, tout le long des montagnes du Tell, jusqu’au bord de la mer vers Oran ; on les suit enfin jusque sous les neiges hivernales du Moyen Atlas et de la meseta marocaine et jusqu’au bord de la mer aux portes de Rabat.

 

Mais les pasteurs parvenus dans les plaines humides abandonnent peu à peu la tente. Le nomade se fixe de plus en plus de nos jours, soit qu’il s’enrichisse et préfère une maison confortable, soit qu’au contraire les progrès de la colonisation, la diminution des terres de parcours, l’appropriation progressive de la terre, la pauvreté le forcent à adopter un habitat un peu plus stable et souvent moins coûteux. Il ne l’abandonne du reste que peu à peu, la laisse au berger, au métayer, y retourne en hiver dans la Tunisie du Nord parce qu’elle est plus chaude, et se déplace encore avec elle au moment des travaux agricoles quand les champs sont loin ; aussi voit-on souvent côte à côte la tente et le gourbi ou la maison.

 

 

 

 

 L'habitat rural en Afrique du Nord dans Architecture & Urbanisme 1545209124-s-l1600

Bechar – Douar De Nomades (Oulad Djerir)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

2. Gourbis et Noualas

Le cultivateur de céréales remplace la tente par le gourbi. On trouve le gourbi un peu partout en Tunisie, mais surtout dans la Tunisie du Nord, dans toutes les plaines et moyennes montagnes du Tell sauf en Kabylie, dans le Dahra et les Traras et dans toutes les plaines du Maroc atlantique. Les gourbis ne sont plus des tentes et ne sont pas encore des maisons. Ce sont des habitations le plus souvent misérables, très peu coûteuses, qui comprennent une seule et unique pièce. Ils sont souvent isolés au milieu des champs ou des jardins, où ils ne sont habités parfois qu’à la belle saison au moment des travaux agricoles, souvent aussi groupés au nombre de trois, quatre, dix, rarement davantage, ou accolés à la maison du maître. Il arrive aussi qu’ils ne servent que de granges. On en trouve toutes les formes possibles. Tantôt ce sont de simples huttes de branchages.de chaume ou de «diss» montés sur un treillis, comme le kid de Tunisie et la nouala répandue surtout au Maroc, hutte cylindro-conique de type soudanais, entourée d’une haie de jujubier où sont les bêtes et parfois groupées en gros villages ; tantôt la hutte est tapissée de glaise ou de bouse de vache ; tantôt elle fait place à une case de moellons ou de terre recouverte par un toit de chaume comme la ma amra de la Tunisie du Nord, ou à une case de troncs de palmiers recouverts par un toit de «drinn» ou de feuilles de palmier comme la zeriba saharienne; tantôt le gourbi est une maison élémentaire aux murs de pisé (terre pilée dans un coffrage), de toub (briques de terre crue ou cuite), ou de pierre maçonnée, recouverte de chaume et de rondins de bois et d’argile.

 

 

 

 

 

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Tunisie / Gabes Un Gourbi Dans L’oasis

 

 

 

 

3. La maison

Dans les oasis de la bordure saharienne et les hautes montagnes du Sud, Aurès et Atlas marocain, où le mode de culture est déterminé par la technique de l’irrigation, dans les montagnes du Nord, Kabylie, Dahra, Traras et Rif, tous pays où l’économie beaucoup plus complexe est basée à la fois sur l’élevage, la culture des céréales et aussi celle des arbres, l’indigène s’est fixé au sol, plus ou moins anciennement; il s’y est accroché et a construit des maisons groupées en villages où il a essayé de protéger ses biens, même lorsqu’il est resté transhumant et vit une partie de l’année sous la tente, comme dans la plus grande partie de l’Aurès, du Grand Atlas central et du Moyen Atlas.

Le groupe saharien s’oppose nettement au groupe méditerranéen par son architecture plus soignée, plus savante, plus artistique, ses ksour, vraies villes fortifiées, ses greniers communs, témoins d’une organisation collective plus développée. Mais, dans chaque groupe, les nuances sont infinies.

 

 

 

 

 

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Maroc – Figuig Village D’el Mais

 

 

 

 

 

Maisons et villages méditerranéens. — Le plan de la maison varie peu, une pièce allongée quand l’habitant est pauvre; sans fenêtre ni cheminée, elle sert à la fois aux gens et aux bêtes. Quand l’aisance augmente, on construit à côté une écurie ou une grange et on accole d’autres pièces qui enclosent une cour; gens et bétail se séparent. La maison tend à adopter le plan de la maison arabe avec une cour intérieure sur laquelle donnent trois ou quatre chambres et où l’on accède par une entrée donnant sur un corridor coudé. La maison comprend parfois un étage auquel en accède par un escalier extérieur. Ce qui varie davantage, c’est le mode de construction (pisé, toub, pierres sèches ou maçonnées) et surtout de couverture (voûtes de briques, terrasses ou toits à pente unique ou double).

En Tunisie, on trouve des maisons dispersées ou groupées en villages, surtout en bordure de la mer dans la région de Bizerte, de Tunis, de la presqu’île du cap Bon et de Sousse. Dans l’intérieur, la plupart de ces maisons et villages sont récents et ont souvent le type de maisons arabes ou de maisons européennes pourvues de cheminées. Les toits sont en terrasse, en voûte de briques ou en tuiles.

En Algérie, on trouve des villages de maisons en terrasses dans la Kabylie de Djurdjura, si humide qu’on a dû accuser la pente de la terrasse, dans l’Atlas de Blida, dans le Dahra, dans la région des Traras et de Tlemcen où subsistent de nombreuses habitations de Troglodytes. Mais les maisons à toit de tuiles sont plus originales. On les trouve dans les Kabylie jusqu’aux Bibans, ainsi qu’aux environs de Blida et de Médéa. Le village kabyle est célèbre; les maisons composées d’une pièce coupée en deux par un petit mur, parfois réunies par deux ou trois autour d’une petite cour, se tassent en villages parfois énormes, perchés sur les crêtes, sur lesquelles ils s’allongent de part et d’autre d’une rue et de ruelles adjacentes, vraie forteresse dont le rempart est constitué par le dos des maisons jointes.

Au Maroc, on retrouve les maisons dans les massifs humides des Béni Snassen, du Rif occidental, des Jbala et du Prérif. Nulle part la diversité des types de maisons et de villages n’est aussi grande. On trouve en effet des maisons à terrasses le long de la côte méditerranéenne à l’Est du pays des Ghomaras, dans la région de Taza et le massif de Moulay Idriss, des maisons à toits de planches, d’écorce ou de chaume dans les massifs forestiers les plus humides, jusqu’au Nord du massif de Moulay Idriss et aux portes de Fès dans les régions du Prérif peuplées par des Rifains, des maisons à toit de tuiles dans les Jbala et surtout à Chechaouen. Tantôt les villages sont groupés sur des rochers ou des collines faciles à défendre, tantôt ils se dispersent, chaque maison s’écartent de sa voisine à distance respectueuse, celle d’une portée de fusil.

 

 

 

 

 

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Toits en terrasse du Khémis – Tlemcen (Beni snouss) 

 

 

 

 

 

Maisons, villages et greniers sahariens. — Tout au long de la bordure saharienne, l’habitat de l’oasis est le ksar, vraie petite ville fortifiée. Les oasis sont très peuplées. Le surpeuplement, la nécessité de protéger les travaux d’irrigation, de partager l’eau, exigent une organisation sociale complexe qui a pour but d’assurer la sécurité. Il faut protéger les récoltes et le bétail contre les incursions des nomades ou des habitants des villages voisins. La famille, plusieurs familles se serrent dans une grande demeure ou un village qui grossit avec la famille elle-même.

En Tunisie, les habitants de l’île de Djerba ont des maisons isolées, forteresses, pourvues de citernes et couvertes de terrasses et de coupoles dont le plan se rapproche de celui de la maison arabe.

A l’autre bout de l’Afrique du Nord, dans les plaines humides du Maroc Atlantique méridional, chez les Chiadma, les Abda et les Doukkala, on retrouve une maison isolée comparable, constituée par une cour fermée par un haut mur sur laquelle donnent les écuries, chambres, etc. Mais ce sont là des cas exceptionnels où le genre de vie n’est pas déterminé par le problème de l’eau. Partout ailleurs, dans les oasis, du Sud tunisien au Sud marocain, les maisons sont groupées. Elles ont toujours plus ou moins le même plan : une cour parfois réduite par une galerie supportée par des piliers et où l’on accède par un vestibule coudé qui cache au passant l’intérieur; sur la cour donnent des chambres. Parfois, par exemple, au Mzab, la maison comprend des écuries, caves, latrines perfectionnées, car le fumier est une matière précieuse. Parfois aussi comme au Mzab, au Figuig, au Tafilelt et dans le Dra, le rez-de-chaussée est surmonté d’un, voire de deux étages où l’on accède de la cour ou du vestibule par un escalier et qui comprend une pièce magasin ou des galeries tournées vers le soleil et que l’on habite l’hiver, ou des chambres habitées toute l’année quand le bas ne se compose que d’écuries ou de granges, ou encore de greniers, cuisines, poulaillers, quand on habite le bas. Dans le détail, le plan peut alors varier à l’infini. Le foyer se trouve soit dans la cour, soit dans une chambre ou une galerie. Ces maisons dont le plan est si simple diffèrent par le mode de construction déterminé par les matériaux du pays. Elle est de brique au Djérid et au Nefzaoua et décorée extérieurement. Au Souf, à cause de la rareté du bois et de l’abondance du plâtre et du mortier, elle est couverte de coupoles hémisphériques. Au Tidikelt, elle est en tin, blocs d’argiles en pain, tassés dans des couffins et faciles à ornementer. Le plus souvent elle est en pisé ou en toub. Le toit n’est jamais en pente. Les maisons se groupent en villages denses avec des rues tortueuses, souvent couvertes de petites places intérieures. Le ksar est une place forte, souvent perchée sur un rocher ou plaqué contre les pentes; il est ceint de murailles flanquées de tours, défendu au Maroc par de hautes tours de garde ou de vrais châteaux. Célèbres entre tous sont les ruches du Mzab où les maisons se serrent au flanc de collines dominées par le minaret triangulaire de la mosquée et où trois enceintes concentriques défendent les clercs logés au centre; les ksour du Sud marocain ont encore plus grand air. Ils sont remarquables par leurs formes géométriques, leurs murailles redoublées, dominées par des tours en troncs de pyramide et percées de portes monumentales, elles-mêmes décorées par des figures géométriques profondément creusées dans le pisé. Ce sont là des formes évoluées d’un type élémentaire, le ksar en forme de rectangle orienté de l’ouest à l’est : on pénètre dans l’enceinte double par deux portes coudées successives; la seconde donne sur une rue étroite qui traverse le ksar et sur laquelle donnent une ou deux rues transversales.

 

 

 

 

 

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Figuig-  El-Haabid  -Algerie

 

 

 

 

 

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Tunisie- L’oasis De Nefta-Djérid

 

 

 

 

 

Avec les conquêtes des Sahariens, ce type d’habitat s’est avancé vers le Nord jusqu’à la Tunisie centrale, l’Aurès, la vallée de la Moulouya et le Moyen Atlas ; mais, dans les montagnes qui côtoient le désert, il a dû s’adapter à des conditions de climat plus dures et à des genres de vie où l’élevage prend plus d’importance. La transhumance force le ksourien à abandonner son village une partie de l’année et, s’il reste sédentaire dans le massif central du Grand Atlas, il reprend la tente noire dans le Grand Atlas oriental et le Moyen Atlas et dans l’Aurès pour suivre ses troupeaux. Le village n’est plus protégé par une enceinte, mais des greniers fortifies, constamment gardés, assurent la protection des richesses abandonnées.

Les Djebalia et Ouderna de l’Extrême Sud tunisien s’enfouissent sous terre, les uns dans des maisons en hauteur, en partie creusées dans le rocher et accrochées les unes au-dessus des autres sur les pitons détachés en avant des falaises du Dahar, les autres dans les limons, comme dans les Matmata qui habitent des maisons en creux, vrais puits formant cour, auxquels on accède par un tunnel et où donnent des chambres voûtées creusées dans la paroi. Souvent, surtout à Medenine et à Métameur, on trouve des greniers communs, les ghorfas, voûtes allongées, construites les unes à côté des autres et sur les autres, rangées étagées de greniers individuels dont l’ensemble est clos à chaque bout par un mur et une ponte fortifiée.

Dans l’Aurès, les villages accrochés aux rochers, dont les maisons d’une ou deux pièces ont des murs de toub ou de pierre renforcés de traverses de bois, sont abandonnés une grande partie de l’année. Les provisions sont alors accumulés dans des guelaas, greniers fortifiés, placés dans les endroits les plus inaccessibles et où chacun a sa chambre.

Au Maroc, le ksar saharien s’avance vers le Nord, le long de la Moulouya, et pénètre en bordure de la montagne : on le retrouve dans les vallées steppiques du versant oriental du Moyen Atlas et jusque sur le versant occidental. Il porte alors le nom d‘igherm et s’adapte à un genre de vie déterminé surtout par la nécessité de l’élevage; les maisons s’adossent au mur de l’enceinte fortifiée, autour d’une cour très vaste, où se tassent les bêtes. Mais ce type disparaît dès que le genre de vie n’est plus déterminé par la grande transhumance, dans la haute montagne. Vers le Nord, on ne trouve plus que des villages groupés sans fortifications : leurs maisons sont à terrasses étagées et présentent parfois au dehors leurs dos aveugles ; souvent même, les maisons s’isolent dans les terres de cultures, parfois couvertes de toits de planches de cèdre à double pente. Le ksar fortifié disparaît aussi dans le Grand Atlas calcaire. La famille, venue jadis du Sahara, habite une maison forte, la tighremt, réduction du ksar. C’est une maison carrée, protégée par des tours placées aux angles et décorées comme les portes des ksour sahariens. Au centre, les chambres entourent une cour parfois presque entièrement couverte. Ces tighremt abritent des familles riches et s’isolent à distance respectueuse les unes des autres ; dans le Haut Dra, elles se serrent dans l’enceinte même du ksar qui est hérissé de tours. Elles sont le résultat d’une dissociation du ksar, comme si le ksar n’était lui-même qu’une grande maison collective. Mais il arrive souvent aussi que la tighremt ne soit qu’un magasin collectif. Dans le massif central du Grand Atlas, et l’Anti-Atlas, le ksar fait place à un type de village à maisons basses et sans murailles, mais entièrement clos grâce à la continuité des murs aveugles. Dans les hautes vallées, le village doit s’adapter à la pente et à la neige ; la maison s’élève et se compose de terrasses superposées, tournées vers le soleil : le village est moins clos et la vie pastorale plus active; alors réapparaît le grenier commun qui se nomme igherm ou agadir, bâtisses de pierre énormes dont le plan varie et où trois ou quatre étages de petites chambres entourent une cour souvent couverte en partie par une ou deux terrasses percées d’un trou. Ces greniers correspondent à une organisation collective de la vie économique protégée par des institutions politiques égalitaires. Ils disparaissent dès que cet équilibre est rompu par l’établissement du pouvoir personnel : le chef se construit alors de puissantes kasbas imitées de l‘igherm et qui élèvent leurs tours altières au-dessus des ruines du village et de son grenier.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’agadir d’Aït Kine

 

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Voir aussi :            

 

Les greniers collectifs de l’Aurès – Ballul et Iguelfen

 

Les structures traditionnelles de stockage des céréales au Maroc.  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




L’Art nouveau en Russie

24012019

 

 

 

 

 

Saint-Pétersbourg, baptisé ainsi en hommage à son créateur Pierre le Grand, fut officiellement reconnu comme capitale de La Russie en 1712, mettant un terme à la dispute de préséance entre Kiev et Moscou. Au gré des successions, de tsar en tsarine en tsar, les architectes européens* et russes se virent confier des bâtiments de prestige sans limite budgétaires. Ils furent chargés de mettre en œuvre tout leur génie pour interpréter la personnalité du souverain dans la représentation architecturale et l’intégrer dans le contexte urbanistique existant.

 

 

 

 

 

 

 

L’Art nouveau en Russie dans Architecture & Urbanisme 1543503756-dv-belbel-b1

Palais Belosselski-Belozerski

 

 

 

 

 

 

 Vers 1850, soit un siècle et demi après sa fondation, Saint-Pétersbourg présente déjà son aspect définitif. Les quelques constructions électriques érigées jusqu’en 1890, le palais Belosselski-Belozerski, le théâtre Mariinski ou l’église du Saint-Sauver sur le Sang Versé, ne parvinrent pas à troubler l’harmonie magique de la capitale, unie par la polychromie des façades – une palette de couleurs pastel alliant le blanc, le vert, le bleu, le jaune, le turquoise et le rouge.

 

 

 

 

 

 

 

 dans Architecture & Urbanisme

Épicerie Elisseïev

 

 

 

 

 

 

 

 Entre 1890 et 1910, l’Art nouveau séduit quelques architectes de talent, tels Alexandre Goguen, Gavril Baranovski ou Friedrich Lidval. Dans l’île de Petrograd, quartier ouvrier et de la petite-bourgeoisie, les premiers immeubles à appartements apparaissent au long des perspectives Kamenoostrovsky et Dobreliubova ; les façades s’incurvent et deviennent asymétriques, les lignes se font sinueuses. La résidence de Mathilde Kchessinskaia, danseuse étoile de l’opéra de Saint-Pétersbourg, située aux n° 1-2 de la perspective Kronverski, présente une architecture ciselée en 1905 par A. Goguen dans le style de la Sécession viennoise. Dans le centre historique, peu de bâtiments Art nouveau ont trouvé place. Signalons toutefois l’immeuble Elisseïev, érigé en 1907 par Baranovski au n° 56 de la perspective Nevski, pour un riche négociant en épicerie fine. Dans la même perspective, face à l’église Notre-Dame de Kazan, apparait la Maison du Livre couronnée d’une coupole, elle-même surmontée d’un globe terrestre tournant sur son axe au gré du vent. Cette curieuse construction présente certaines réminiscences de l’Ecole de Chicago. Référence compréhensible puisque l’immeuble fut conçu à l’origine pour abriter le siège local de la compagnie américaine Singer. A l’angle des rues Konyuchiennaia et Wolinski, le grand magasin D. L. T. présente une certaine ressemblance avec le magasin de l’Innovation à Bruxelles, conçu par Horta. Mis à part ces quelques exemples, il serait exagéré de dire que l’architecture Art nouveau a fortement marqué le visage de la capitale. L’explication pourrait être que l’Art Nouveau, tel que conçu en Europe occidentale, est peu compatible avec la monumentalité des constructions qui caractérisent le centre historique de la ville. Il s’agit des lors tout au plus d’un Art nouveau simplement décoratif. Il est vrai que la décoration intérieure de certains palais, comme celui d’Alexandre à Tsarskoïe Selo, fut entièrement réaménagée en style Art nouveau à la demande du tsar Nicolas II, lorsqu’il décida d’y établir sa résidence après la révolution de 1905.

 

 

 

 

 

Vue panoramique du palais d’Alexandre

 

 

 

 

 

 

 

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Vue de l’immeuble Singer

 

 

 

 

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A Moscou par contre, ou l’urbanisme et l’architecture paraissent plus hétéroclites, les bâtiments Art nouveau sont beaucoup plus nombreux, inspirés de l’art populaire et de l’architecture des églises orthodoxes. Dans les années 1900, le palais Riabouchinsky, devenu l’actuel Musée Gorki, et la gare de Jaroslav, réalisée par Fjodor Ossipovitch Schechtel, illustrent la créativité de l’architecture Art nouveau russe. De même, l’hôtel Metropol, qui s’ouvre sur un vaste hall composé d’éléments en verre et métal combiné au béton armé par William Franzevitch Walkot. L’Exposition d’architecture et d’industrie des arts de nouveau style, qui se tient à Moscou en 1902, permit de populariser l’art européen, représenté entre autres par l’Ecole de Glasgow et la Sécession.

 

 

 

 

 

 

  

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Hôtel Metropol Moscou

 

 

 

 

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Sur la façade de l’hôtel, la fresque de Vrubel, qui représente « la Princesse des Rêves », est réalisée en céramique.  

 

 

 

 

 

 

Après plus de dix ans d’expériences, les architectes russes se désintéressent de l’Art nouveau, dans lequel ils découvrent des contradictions flagrantes entre solutions structurelles, exigences fonctionnelles et formes décoratives traditionnelles. Ils annoncent un nouveau style d’architecture moderne russe à découvrir en suivants d’autres voies : ce sera le cas notamment du style Rétrospectiviste développé à partir de 1910 par les architectes Ilia Fomine, Vladimir Chtouko et Alexandre Tamanian. Ce mouvement, comme tous les autres courants novateurs, fut balayé par les marxistes après la Révolution de 1917.          

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* : parmi ces architectes européens Les Rastrelli

 

 

Italiens d’origine, les deux Bartolomeo Rastrelli, le père et le fils, sont devenus par adoption des artistes russes. Le père naît en 1675 à Florence et meurt en 1744 à Saint-Pétersbourg ; le fils, né en 1700 à Paris, meurt lui aussi à Saint-Pétersbourg en 1771.

 

 

 

 

C’est à 1716 que remonte l’installation de la famille en Russie. Pierre le Grand et ses successeurs, désireux de faire de leur Etat une monarchie conforme aux modèles de l’Europe occidentale, feront ainsi appel tout au long du XVIIIe siècle à des artistes italiens ou français, et les plus aventureux d’entre eux trouveront dans ce lointain empire un terrain d’action bien plus vaste et bien moins concurrencé qu’à Paris ou à Rome. Rastrelli, le père, était à la fois architecte, ingénieur et sculpteur. On lui doit deux importantes statues en bronze de Pierre le Grand et de la tsarine Anna Ivanovna.

 

 

 

 

 Le fils, plus remarquable que son père, fut essentiellement un architecte, d’une inspiration si délibérément moderne que, pour les Russe, le nom de Rastrelli est à peu près l’équivalent de rococo. Ses travaux, fort nombreux, sont disséminés dans tout l’ancien empire des tsars ; il faut citer le palais d’Hiver, le couvent Smolny et, au sud de Saint-Pétersbourg, le palais de Tsarskoïe Selo, non pas construit, mais totalement remanié par Rastrelli de 1749 à 1756.

 

 

 

 

 

 

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Le couvent Smolny à Saint-Pétersbourg

 

 

 

 

 

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L’église Saint-André de Kiev

 

 

 

 

 

 

L’ampleur du parti général, l’importance des cours et des espaces extérieurs montrent l’attention soutenue prêtée aux maîtres italiens, sinon à ceux de l’Europe centrale. Mais, dans le détail du décor, l’influence française est nettement perceptible. Il serait d’ailleurs injuste de ne voir en Rastrelli qu’un épigone qui transpose en Russie des modèles occidentaux ; il sut, au contraire, tirer parti de l’adaptation des formules baroques aux traditions locales, par exemple dans l’église Saint-André de Kiev (1747-1752).   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 




Les Autonomismes Urbains des Cités Islamiques (2/2)

11122018

 

Suite et fin 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En Sicile, le cas de Palerme frappe par sa précocité et sa radicalité : l’historien nous dit, explicitement, que « le gouvernement des gens de la Ville revint aux shaykhs » . Et c’est ce qui a donné la conviction, ou l’illusion, d’un gouvernement républicain municipal. L’existence, cependant, d’un pouvoir urbain, à l’ombre d’un état califien à prétentions universelles, est incontestable.

 
 
L’autonomisme politique exprimé par une classe de notables, sans doute d’abord grands marchands (Ibn Hawqal atteste leur forte présence), mais aussi hommes de loi et de culture, s’exprime très tôt : il implique Palerme, et toute la Sicile avec sa capitale. En 947, profitant de la faiblesse et de la lâcheté du mutawallî Ibn Attâf, qui renonçait à lutter contre les Byzantins d’Italie, une famille de notables, les B. Tabarî, d’origine persane, suscite une émeute au moment propice de la fin du ramadan.
 

 

Le califat est alors affaibli par sa lutte contre la révolte kharidjite d’Abû Yazîd en lfriqîya, mais les Tabarî n’entreprennent pas une opération séparatiste : ils adressent une délégation au calife al-Mansûr pour demander un gouverneur. Ce légitimisme de façade cache évidemment l’aspiration au contrôle du parti familial sur le gouvernement local. Al-Mansûr s’est empressé d’adresser dans l’île un homme à poigne, le kalbite Hasan b. Alî, avant même l’arrivée de la délégation à Kairouan. Arrivé à Mazara, Hasan, d’abord étroitement surveillé par les partisans des Tabarî, est isolé : seul le rejoint, de nuit, un groupe d’Ifriqîyens, et, en particulier, de Kutâma. Le parti se veut donc insulaire, hostile aux troupes professionnelles des « Purs » ; de fait, il trouve des partisans dans toute l’île et pour éviter que les Tabarî aient le temps de les rassembler, Hasan gagne Palerme, les prenant de vitesse, rencontre à Baida, aux portes de la ville, une délégation composée du hâkim, juge de la cité, des officiers , ashâb, des diwâns et de ceux qui « désirent la sécurité ». Il échappe à une provocation tendue par les Tabarî, et, tandis qu’al- Mansûr fait arrêter la délégation venue à Kairouan, Hasan prend les Tabarî au piège d’une invitation dans ses jardins et les incarcère, fondant solidement pour un siècle le pouvoir de son lignage, les Kalbites.

 

 

 

Par deux fois, Ibn al-Athîr invoque la présence d’une djamâ : il dit d’abord que les Tabarî étaient parmi les a’yân de la djamâ, les notables de la communauté ; l’origine iranienne confirme l’appartenance au milieu marchand et on les voit organisés en grande maison solidaire : Alî b. Tabarî fait partie de la délégation à Kairouan, tandis que le chef du lignage, Ibn Tabarî (Muhammad b. Tabarî), organise le parti à Palerme. Un autre lignage engage lui aussi deux de ses membres dans la direction : Muhammad b. Djanâ fait partie de la délégation et Radjâ’ b. Djanâ du groupe de Palerme. On connaît enfin le nom d’un cinquième personnage, arrêté à Kairouan, Muhammad b. Abdûn. Parti familial, anti-étranger, représentant une communauté sicilienne aux origines mêlées, le groupe des Tabarî comptait sur des adhésions nombreuses dans l’ensemble de l’île et provoquait une épreuve de force, insupportable à l’essence même du califat-imâmat ismailien. Mais rien n’indique que la djamâ a aurait eu les capacités, ni l’intention d’agir en gouvernement local.

 

 

C’est à la fois un parti, articulant insurrection et légitimisme, menace et service, pour accaparer le relais local du pouvoir. Une autre djamâ , le groupe des étrangers, agit contre elle à Mazara, mais on ne peut y voir un parti organisé : la phrase évoque un simple ensemble

 

 

Pendant le long gouvernement des Kalbites, alors que la Sicile ne manifeste aucun particularisme religieux vis-à-vis de Kairouan, puis du Caire, les conflits et les équilibres tournent autour de l’opposition Siciliens/lfriqîyens et la dynastie émirale repose sur le contraste équilibré des deux factions, garde berbère et djund des Siciliens, chacun avec son « esprit de corps ». C’est seulement la crise au sein de la dynastie qui met fin à l’équilibre des tensions : la révolte de Alî, en 1015, contre son frère Djafar, entraîne les contingents étrangers, vaincus, puis expulsés ou massacrés. L’armée est réduite au seul djund sicilien, la capacité militaire est diminuée, la dynastie s’est privée du contre-poids indispensable : elle est perdue. En 1019, les insulaires (ahl al-djazîraahl Siqillîya) se révoltent contre Djafar, pour chasser son vizir le secrétaire Hasan al-Baghâ’î, coupable d’avoir remplacé la taxe par charruée par une dîme générale des récoltes et de mépriser les Caïds et les shaykhs du « pays » : c’est le bilâd qui se soulève, « grands et petits », pour défendre ses libertés fiscales (originales dans l’ensemble islamique et destinées à une longue postérité) et une représentation informelle, par les chefs militaires et les notables, contre l’autocratie du Diwân. Le 13 mai 1019, Djafar est contraint à se réfugier en Egypte, laissant le pouvoir à son frère Ahmad al-Akhal, tandis que les fonctionnaires, trop zélés et, notons-le, étrangers, sont exécutés . La mécanique est bien connue : elle montre le rôle de ces notables, sans doute chefs de partis familiaux, et l’écho de leurs thèmes particularistes dans le petit peuple.

 

 

Une obscurité soulignée couvre les années du gouvernement d’al-Akhal, de 1019 à 1035 : vigueur de l’offensive militaire en Calabre, attestée par Nuwayrî, et redressement des affaires, puis crise, simultanée à l’offensive de Bojohannès et attribuée par les historiens à l’intrigue et aux maladresses de Djafar, fils de Akhal. Contraint par la menace byzantine à une alliance avec les Zirides, Akhal s’appuie sur les Ifriqîyens, établit sur les Siciliens le payement du kharâdj, au lieu de la taxe par charruée. En 1035, quand se profile l’invasion de Maniakès, une djamâa de Siciliens offre le pouvoir au ziride Muizz b. Bâdis : dans la confusion des partis, Akhal est tué, mais les Siciliens inconstants ou prudents, chassent les Ifriqîyens et confient le pouvoir au frère de Akhal, Simsâm al-Dawla .

 

 

Les historiens arabes ignorent complètement le gouvernement de Simsâm: ils annoncent aussitôt sa chute et l’arrivée au pouvoir des hommes « les plus abjects ». Il est possible que des chefs de factions aient déjà saisi des gages et établi des chefferies dans les villes de l’intérieur ; mais, à Palerme, c’est en 1052 seulement que « le gouvernement des gens de la ville revint aux shaykhs », tandis que Simsâm était tué. Il s’agit bien d’un véritable pouvoir oligarchique des grandes familles marchandes : en Orient et sur la ligne essentielle Damiette-Mazara, circulent, au témoignage des lettres de la Geniza, des navires dits « des Shaykhs » qu’on attribuait sans hésiter à la propriété collective des grandes familles palermitaines. Il ne semble pas, par contre, qu’un choix de parti religieux ait sous-tendu, comme dans l’Ifriqîya ziride, le particularisme ou l’autonomisme de Palerme : la Sicile est restée, officiellement du moins, fidèle au califat du Caire et au chiisme ismailien : les monnaies frappées à Palerme, de 429 H/ 1037-1038 à 456H/ 1063-1064, portent le nom de l’imâm al-Mustansir, et, pour la plupart, de précises références au credo chiite ismailien ; peut-être s’agissait-il de se démarquer vigoureusement de l’Ifriqîya, pour échapper à l’annexionnisme ziride, qui avait pris les couleurs du malékisme: on ne voit pas en effet que, par la suite, un fort parti ismailien ait existé dans l’île, mais il restera une ambiance chiite et une fidélité aux Alides,représentés par le rameau des Hammûdites.

 

 

II est possible aussi que la référence ismailienne ait servi aux gens de Palerme pour éluder la revendication califienne lancée dans l’île par l’un des chefs de partis, le plus puissant vers 1052, Muhammad b. Ibrâhîm dit lbn Thimna, qui prend le nom de al-Qâdir billâh, tiré de la titulature abbasside, et qui fait reconnaître pour un temps son pouvoir à Palerme (sans cependant y faire frapper monnaie, au témoignage des collections). Nuwayrî et lbn Khaldûn attestent qu’on a prononcé à Palerme la khutba en son nom. Il y a fait armer des navires et il est probablement ce sâhib de l’île dont la flotte intervient à Sousse en 1053-1054, selon Tidjanî. Ce califat de taifa ne devait guère durer ; dès avant le débarquement des Normands, que lbn Thimna va favoriser, il a été bousculé par le maître de Castrogiovanni, Alî b. Nima, dit lbn Hawwâs, et Palerme, au témoignage des chroniqueurs normands, a basculé dans le camp du vainqueur. C’est de la capitale qu’lbn Hawwâs envoie une petite flotte secourir Messine accablée par Robert Guiscard. La capitale ne pouvait pas échapper aux tentatives d’unification, lancées, dans un climat de défaite et de désespoir, par ces hommes « abjects » que méprise le chroniqueur arabe. Il est d’ailleurs plus probable (et il est assuré pour lbn Thimna) qu’il s’agisse en réalité de membres des familles nobles et pour certains (mais lesquels ?) des Hammûdites. Sous les Normands, une branche demeurée fidèle à l’Islam de ce lignage, à vocation califale (ce qu’il avait tenté en Espagne), assumera la tâche difficile et douloureuse de protéger la communauté vaincue en collaborant avec la dynastie française, tandis que la branche des maîtres de Castrogiovanni acceptait la conversion et l’exil en Calabre.

 

 

En 1071 enfin, Palerme, assiégée, privée de chef « régional » par la mort de Ibn Hawwâs, tué dans un conflit avec ses alliés africains, retrouve des formes de gouvernement représentatif pour sa défense et son ultime capitulation : deux Caïds loquel avoient l’ofice laquelle avoient li antique , viennent négocier. Pour Amari, il s’agit d’un pouvoir militaire d’urgence, par la force, pour contraindre les Shaykhs, li antique, à cesser la résistance ; son point de vue tragique s’accorde avec sa vision tendue d’une république de Palerme, Commune et Seigneurie à la fois, dominant la Sicile occidentale et s’opposant à une féodalité de grands seigneurs musulmans d’une Sicile orientale peu islamisée, terre de conquête et de guerre, mais hommes à la fidélité incertaine, tentés par la collaboration. Sans refuser à cette vision le mérite de la grandeur et de la conviction, c’est une hypothèse plus modeste qui nous retiendra : le souci d’une oligarchie marchande d’accaparer les relais du pouvoir dans toute l’île, dans une atmosphère de djihâd, et de conflits factionnels, et qui a pu tenir ce pouvoir, au scandale des historiens, pendant presque vingt ans.

 

 

En al-Andalus, on peut déceler, dans le domaine culturel, un certain « patriotisme urbain », qui se traduit par exemple dans les « éloges » littéraires (fadâ’il) de telle ou telle ville. Cet « esprit de corps » se traduit parfois par des révoltes, dont celle de Cordoue en 1121 fournit un bon exemple, montrant bien qu’une grande ville peut opposer au pouvoir une solidarité qui témoigne de son existence en tant que corps politico-social. L’incident qui déclenche cette révolte est un attentat à l’honneur d’une cordouane par un « esclave noir », sans doute un militaire, ou en tout cas un agent du sultan almoravide. Cet incident provoque des rixes entre miliciens noirs et Cordouans, puis des plaintes des fuqahâ et autres notables de la ville auprès du gouverneur almoravide. Celui-ci ayant pris le parti de ses agents, les Cordouans prennent d’assaut le qasr- (palais-garnison) où résident le gouverneur et la milice almoravide, et les chassent de Cordoue. Il fallut la venue en al-Andalus du souverain almoravide lui-même avec une importante armée, et un siège de plusieurs mois, pour que la révolte se termine à la suite d’un accord entre l’émir Ali b. Yûsuf et les fuqahâ cordouans, sur la base du pardon accordé pour la révolte d’une part, et d’une indemnisation payée par les Cordouans pour les dommages subis par les Almoravides lors du saccage du qasr d’autre part. En liaison avec ce qui a été dit plus haut, on notera l’absence de tout contenu idéologique dans ce mouvement urbain, qui s’oppose seulement aux abus d’un pouvoir dont la légitimité n’est pas contestée. Autre point à relever : la solidarité urbaine s’exprime à travers l’opinion des notables, essentiellement les fuqahâ.

 
 
 
La situation où se manifeste le plus fréquemment l’existence de la ville comme corps politique distinct du pouvoir est le cas de crise de l’autorité centrale (sultan). A l’époque de la crise de l’émirat de Cordoue, à la fin du IXe siècle, et même, de façon plus constante, pendant une bonne partie de la période émirale, la seule communauté urbaine dont la résistance au pouvoir soit patente à travers les sources dont nous disposons, est celle de Tolède, en révolte contre le sultan de Cordoue, sans que s’aperçoive nettement une direction « personnalisée du mouvement » (les sources n’indiquent généralement pas de chefs, mais parlent de façon générale des « gens de Tolède », même lorsque ces révoltes sont racontées avec un certain détail). Tolède est cependant incontestablement à cette époque une ville déjà très arabisée et islamisée culturellement, bien que, semble-t-il, ethniquement peu marquée par les apports orientaux et maghrébins. Nous ne savons pas comment, institutionnellement, s’organise la résistance de la cité durant les multiples révoltes, parfois fort longues, qui jalonnent son histoire depuis le milieu du Ville siècle jusqu’à sa reconquête définitive par le pouvoir omeyyade en 932, au début du califat. Le texte très intéressant du Muqtabis d’Ibn Hayyân, repris tel quel du chroniqueur Ahmad al-Râzî (m. en 955) qui s’était lui-même informé oralement auprès d’un « ancien » ou « notable » (shaykh) de Tolède, témoin de la rentrée de la ville dans l’obédience califale, suggère nettement le caractère collectif de l’action de la cité (constituée en une djamâa, ainsi que l’exigence de respect d’une certaine autonomie par rapport au pouvoir (qui s’engage à ne pas destituer le « directeur de la prière » (sâhib al-salât) et à ne placer à la tête des citadins que « les meilleurs d’entre eux ») et des normes coraniques en matière fiscale. Le texte poursuit, sans ironie particulière, que le dernier effet de la sollicitude du calife pour la ville ainsi réoccupée fut la construction d’un mur qui séparait désormais le qasr, résidence des ummâl (gouverneurs, fonctionnaires) du sultan du reste de la ville, « ce qui fut utile à tous, et favorisa le retour au calme des esprits et leur maintien dans la voie droite ».
 
 
 
Cette édification d’une citadelle sultanienne dans une ville qui paraît par ailleurs avoir une existence propre et une certaine capacité d’action collective face au pouvoir, s’observe dans d’autres cas à l’époque de l’émirat de Cordoue, en particulier à Mérida et à Seville. Dans la première de ces villes, on n’est guère informé que de la construction d’un qasr destiné à abriter l’appareil administratif et militaire mis en place par le pouvoir central, face à une ville peu docile. Dans la seconde, on possède un récit plus détaillé de l’opposition au pouvoir, opposition que l’on voit menée par les principales familles aristocratiques arabes de la ville, les Banû Hadjdjâdj et les Banû Khaldûn, et d’autres notables, qui s’insurgent contre la volonté du gouverneur de construire une vaste enceinte incluant à la fois le qasr gouvernoral et la mosquée.
 

 

 

A l’époque califale, on ne relève aucune manifestation d’autonomisme urbain. Aux époques suivantes, en revanche, de façon timide lors de la phase de crise du pouvoir califal au début du Xle siècle, puis surtout à l’occasion de l’agitation qui termine l’époque almoravide et l’époque almohade, on assiste à plusieurs reprises à des mouvements urbains qui débouchent sur la désignation par les habitants d’un gouverneur autonome de la ville et de sa zone d’influence. A Seville, par exemple, au moment de l’effondrement du califat, le pouvoir est confié à trois notables de la ville, le kâdi, un faqîh et un wazîr. Malheureusement, l’expression qu’emploie la Chronique des taifas, qui rapporte ces événements, pour décrire les modalités de désignation de ce triumvirat est, comme il arrive généralement en pareil cas, remarquablement vague, et ne permet pas de savoir comment se passèrent les faits. Il s’agit d’ailleurs d’un cas isolé à cette époque, où ce sont partout ailleurs des fonctionnaires et des militaires qui s’emparent du pouvoir, apparemment sans rencontrer d’opposition de la part des citadins. A Almeria, cependant, à la mort du souverain slave de la ville, Zuhayr, en 1038, la même Chronique des taifas indique que « les habitants écrivirent à ‘Abd al-Azîz b. Abî Amir, souverain de Valence, pour qu’il les gouverne ». A Valence même, enfin, au cours de la période particulièrement agitée qui, à la fin des taifas, marque la vie de la cité, les notables valenciens se soulèvent en 1092 contre leur souverain, al-Qâdir b. dhi I-Nûn, et font appel aux Almoravides. La conjuration fut préparée par le qâdi Dja’far b. Djahhâf, le juge secondaire (sâhib al-ahkâm) Ibn Wâdjib, et « ceux qui participaient à la vie publique (ou détenaient l’autorité) ».

 

 

Lors de la crise du milieu du Xlle siècle, au moment de la chute du régime almoravide, les habitants de nombreuses villes rejettent l’autorité des émirs lamtuniens qui les gouvernent et confient la riyâsa locale à un de leurs concitoyens, généralement le kâdi (à Cordoue, Jaen, Grenade, Malaga, Valence). A Murcie, on s’adresse à un membre de l’aristocratie locale qui avait exercé précédemment la fonction de kâtib (secrétaire, en fait chef d’un grand service administratif, ou chargé d’une importante fonction de chancellerie) dans le gouvernement central almoravide, puis avait démissionné pour se consacrer à une vie de dévotion et d’ascétisme dans son pays natal. A Almeria, les habitants sollicitent d’abord l’amiral andalou qui commandait la flotte almoravide basée dans le port, le qâ’id Ibn Maymûn. Celui-ci ayant refusé, ils s’adressent à un notable de la ville, Ibn al-Ramîmî. Dans tous les cas, les formules employées restent très vagues, et le processus de désignation du ra’is n’est pas vraiment connu. A Valence, par exemple, ce sont « le djund (l’armée), les Arabes (?) et les notables de la ville (wudjûh ahl al-balad) » qui proposent le gouvernement au kâdi Ibn Abd al- Azîz, qui d’ailleurs le refuse dans un premier temps. Dans le cas de Cordoue, on entrevoit un certain clivage entre classes sociales : lorsque l’agitation contre le régime almoravide devient trop menaçante, les gens (al-nâs), c’est-à-dire apparemment l’aristocratie (khâssa), poussent l’ancien kâdi Ibn Hamdîn à calmer l’agitation du peuple ( âmma) et à prendre en fait la direction de la ville.

 

 

 

 

 

 

Il apparaît nettement dans tous ces mouvements que les structures d’un possible gouvernement urbain n’existent pas, ni même les mentalités qui auraient pu le permettre. Les quelques tentatives de gouvernement collectif ne durent que très peu de temps ; la démarche normale est, devant le désarroi que crée la crise du sultan considéré jusque là comme légitime, de trouver un ra’is acceptant de s’occuper temporairement des affaires, jusqu’à ce que s’impose un autre sultan unificateur. Cette notion de pouvoir urbain temporaire est bien exprimée par l’ascète de Murcie que ses concitoyens pressent d’accepter l’imâra au début de 1145 : « Cela n’est pas dans mon intérêt ; je n’ai pas de qualités pour cela. Je veux (seulement) maintenir l’ordre entre les gens jusqu’à ce que vienne quelqu’un qui ait les qualités requises ». On se tourne spontanément vers les notables en place, ou vers un personnage ayant acquis une réputation de vertu et de qualités religieuses exceptionnelles. L’idée de Mu’nis, selon laquelle il y aurait eu de véritables conseils de shuyûkh (anciens, notables) organisés, ne repose apparemment que sur un texte tardif d’Ibn Khaldûn. Ces pouvoirs urbains évoluent spontanément vers une prétention à un pouvoir de type « universel » (comme on le voit dans le cas du kâdi de Cordoue Ibn Hamdîn, qui prend le titre d’amîr al muslimîn et le surnom honorifique (laqab) de « protecteur de la religion« , et prétend coordonner les mouvements anti-almoravides dans la péninsule) ou vers des luttes de clans et de partis à l’intérieur de la ville (comme à Murcie), conflits qui ne sont surmontés que par l’émergence d’un nouveau sultan extérieur à la ville. Ni les mentalités politiques, ni les structures politiques ne permettaient l’instauration de pouvoirs urbains stables.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

  

 

 

 

  

 

 

 

 

 
 
 
 



Les Autonomismes Urbains des Cités Islamiques (1/2)

28102018

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans le monde islamique, les villes sont en général soumises à un pouvoir centralisé et hiérarchique qui peut revêtir diverses formes selon les régions et les époques.

 
 
En Orient, dès le septième siècle, la ville apparaît comme le siège du pouvoir politique et religieux des Califes. Plus tard, le pouvoir central détenu par les Califes (Umayyades, puis abbassides, fatimides en Egypte) ou les sultans (seldjoukides à partir du Xle siècle) continue de s’exercer directement dans les grandes métropoles (Damas, Bagdad, Le Caire etc.). Dans les provinces, Califes ou sultans délèguent une partie de leur pouvoir à des gouverneurs civils ou militaires (wâlî) ou à des officiers de leur armée (amîrshihna à l’époque seldjoukide) qui s’affranchissent parfois partiellement ou totalement de l’autorité centrale. A partir du Xle siècle avec les Seldjoukides, les membres de la famille sultanale (frères, oncles ou neveux) se voient confier de plus en plus de territoires importants et conservent jalousement leur autonomie dans certaines villes avec l’aide, notamment, de leurs atabegs. Dans tous ces cas, qui sont, on le voit, fort divers, le maître d’une ville délègue à son tour une partie de ses pouvoirs à quelques personnages qui jouent un rôle important dans l’administration urbaine. Parmi ceux-ci, citons le chef de la police (sâhib al-shurta) chargé du maintien de l’ordre et de la sécurité publique, le kâdî, personnage très influent investi de fonctions judiciaires, et le muhtasib dont le rôle est notoire dans la surveillance des bonnes mœurs ou le contrôle de la vie économique et des marchés. Dans les villes s’exerce ainsi un pouvoir très personnel qui nomme et surveille tous ceux qui le secondent dans sa tâche.
 

En Sicile, dans l’ombre de l’émirat aghlabide, puis du Califat fatimide et dans un climat de passion militante exacerbée (l’île est successivement le refuge des malékites ifriqîyens qui fuient le chiisme triomphant, puis des chiites chassés par les Zirides), la ville, madîna Siqillîya, c’est d’abord Palerme, qui s’identifie étroitement à l’île même. Le pouvoir émiral y a son siège, mais il évite de se fixer dans la vieille ville, le Qasr, et s’établit dans la minuscule ville forte établie sur le port, la « pure », Khâlisa, réservée aux officiers chiites et à la garnison des Kutâma. Quant à la vieille cité, elle ne manque pas d’une forte conscience de son individualité, d’un orgueil de capitale, et d’une administration efficace, on sait que le tissu des rues antiques est resté parfaitement en état durant le moyen âge (orthogonalité par rapport à la rue large et droite, la Simât al-balât, largeur partout respectée), ce qui implique la continuité de la fonction du muhtasib ; si le nom n’apparaît pas, un fonctionnaire équivalent, le « maître de place » porte le nom, dans plusieurs villes, au XlVe siècle, de nadaru (de nâzir, « surveillant« ). C’est alors un élu municipal. Un autre porte le nom de « maître de la shurta« , la police nocturne, et au Xlle encore, une shurta est signalée à Palerme, qui a son siège à la porte de la ville haute.

 

 

Palerme est enfin une ville énorme, dès 970 : elle atteint alors les limites qu’elle ne dépassera qu’au XVIle. Elle se dote des puissantes murailles qui resteront inchangées jusqu’aux vice-rois espagnols et qui unissent la Khâlisa au Qasr en englobant les quartiers nouveaux. Le rôle politique de la classe des notables et l’agitation du petit peuple sont à la mesure de cette fonction de capitale politique, marchande et militaire, face à l’Italie byzantine et normande.

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

En al-Andalus, la ville (madîna) est aussi normalement le centre d’un pouvoir souverain (sultan) ou son relais comme chef-lieu d’un district administratif ( amaliqlîmkûra), où siège un gouverneur (wâlîâmil, parfois qâ’id ou muqaddam) qui est un agent civil ou militaire de ce pouvoir. L’histoire d’al-Andalus est rythmée par la succession des « régimes » incarnés par une dynastie (dawla) représentant éventuellement une tendance religieuse et/ou politique, qui s’impose dans tout le pays, dans le cadre d’un système centralisé et unifié (émirat, puis califat umayyade, régime almoravide, régime almohade). C’est en principe l’autorité politique qui nomme à toutes les fonctions (khuttakhutat) de la khidma (service du sultan), qu’elles soient civiles (gouvernorat, wilâyat al-sûq, fonctions fiscales) ou militaires (caîdat du qasr d’une ville importante, d’une fortification/garnison, d’une armée en campagne, d’un port militaire ou d’une escadre). C’est aussi, en temps normal, le pouvoir central (ou, probablement, provincial, quand ce dernier s’affaiblit, ou pour les charges mineures) qui investit des fonctions juridico-religieuses, principalement celle de kâdî, de faqîh conseiller (khuttat al-shûrâ), et sans doute aussi (probablement par l’intermédiaire du kâdî principal de la capitale ou du chef-lieu de province) des charges mineures dans les mosquées. Ces fonctions sont rétribuées par une, pension (rizqdjâr), sans doute aussi par des concessions foncières et des iqtâ’-s, sur lesquelles on est très mal renseignés.

 

 

Dans ce cadre tout le pouvoir vient d’en haut, et le principe d’organisation fondamental est hiérarchique. C’est la faveur du pouvoir qui attire puissance et richesse. C’est dans cette perspective que les ascètes et les pieux personnages fuient les compromissions avec un pouvoir (suhbat al-sultân), toujours entaché de plus ou moins d’illégitimité ou d’illégalité. On est très loin de la coïncidence entre l’umma et le corps politico-administratif. 

L’attitude d’Ibn Hazm critiquant avec une grande sévérité les souverains des taifas  se retrouve de façon beaucoup plus diffuse chez beaucoup d’hommes de religion et de science qui refusent de telles compromissions ou les critiquent. Mais il y a, en fait, acceptation politique du pouvoir tel qu’il est, sans perspective réformiste ou révolutionnaire. Cela apparaît par exemple avec beaucoup de netteté dans la Risâlat al-quds d’Ibn Arabî de Murcie, qui nous présente un tableau assez vivant de la vie des ascètes andalous de la fin du Xlle-début du Xllle siècle. Les rares mouvements d’opposition qui ne soient pas purement circonstanciels (au-delà de la simple résistance aux abus du pouvoir et de ses agents), mais possèdent un contenu idéologique, semblent se développer en dehors du contexte urbain où, politiquement aussi bien qu’idéologiquement, il ne semble guère y avoir de place pour quelque « autonomisme » que ce soit (institutionnel, politique, idéologique) par rapport au pouvoir. Cela apparaît nettement dans le cas du développement almohade au Maroc, mais on retrouve des faits de même genre, quoiqu’avec moins de netteté et d’ampleur, en al-Andalus. Si l’on en reste dans le domaine culturel et idéologique, qui est le seul qui nous soit accessible avec quelque détail, on peut comparer l’évolution des tendances opposées au juridisme très traditionnaliste et étroit qui caractérise le malikisme officiel de l’époque almoravide en milieu urbain et en milieu rural. Dans le premier, la critique du malikisme prend seulement la forme d’une remise en cause très modérée de la tradition avec l’intérêt pour les seuls usûl al-fiqh dont témoignent même des personnages très officiels comme le kâdî et imâm de Cordoue Abu l-Walîd b. Rushd. Mais, à côté de ce mouvement très discipliné et canalisé, on assiste à une diffusion parallèle d’une critique soufie radicale et proprement révolutionnaire, dont le mouvement des muridîn de l’Algarve, qui prend appui sur la population des husûn et des qura (châteaux et villages) de la région de Silves – Beja, est le meilleur exemple. La diffusion de ce mouvement présente un caractère très nettement rural qui mérite d’être souligné davantage qu’il ne l’a été .

 

 

 

Il serait faux, cependant, de considérer la ville comme un organisme totalement amorphe, sans aucune capacité de résistance collective au pouvoir, en dépit de cette apparente inorganisation institutionnelle et de son conformisme dans le cadre d’une culture qui paraît très contrôlée par le pouvoir (culture à base juridique, et droit encadré par des kâdî-s et fuqahâ’ eux-mêmes nommés par le pouvoir politique). Mais ces éventuelles « résistances » urbaines aux pouvoirs centralisés ne débouchent pas sur des institutions spécifiques. Elles prennent la forme soit de révoltes après lesquelles se fait le retour à l’ordre antérieur, soit d’autonomies urbaines temporaires qui voient la ville s’administrer de façon indépendante, mais dans le cadre des institutions musulmanes traditionnelles. En Orient comme en Occident, de telles tentatives de révoltes ou d’autonomies urbaines ne manquent pas et des revendications s’expriment de différentes manières, par l’intermédiaire de notables ou par des mouvements plus populaires. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

- En Syrie et Haute-Mésopotamie, le problème de l’autonomie urbaine a déjà été étudié , des éléments d’autonomie urbaine, héritage de l’administration byzantine, subsistèrent avec quelques transformations dans le Proche-Orient après la conquête musulmane. Le déclin de l’autonomie municipale n’aurait véritablement commencé que vers la fin du Xle siècle. Pour E. Ashtor, au contraire, le mouvement serait né vers le milieu du Xe siècle avec la multiplication des conspirations et des révoltes urbaines pour atteindre son apogée à la fin du Xle siècle.

 

La seconde moitié du Xe siècle fut, en effet, marquée par plusieurs révoltes urbaines tant sur le littoral syrien qu’en Haute-Mésopotamie. A Harrân en 963, à Antioche en 965, puis en 967, à Tripoli en 967, à Nisibin en 982 ou à Rahba sur l’Euphrate en 1109, des notables et des commerçants participèrent à ces révoltes dirigées contre la dynastie hamdanide d’Alep, les Bouyides de Bagdad ou les Fatimides d’Egypte. A Damas ce furent des milices populaires (ahdâth, cf. infra) qui se dressèrent contre les nouveaux envahisseurs fatimides.

 

Quelques dizaines d’années plus tard, dans la seconde moitié du Xle siècle, on assiste à de nouveaux épisodes de révoltes urbaines ou de tentatives d’autonomie. E. Ashtor et Cl. Cahen distinguent dans ces mouvements deux types d’expériences différentes. Les premières concernent les villes du littoral (Tyr et Tripoli surtout), les secondes se rapportent aux villes de l’intérieur (Damas, Alep, Harrân, Amid). Le cas de Tyr et de Tripoli retiendra plus particulièrement notre attention .

 

En 1070, à Tyr, le kâdî de la ville, Ibn Abî Aqîl, riche marchand au demeurant (ses bateaux sont mentionnés dans certaines lettres de la Géniza) prit la tête d’une révolte contre le pouvoir fatimide du Caire. En guise de représailles, Badr al-Djamâlî, général en chef fatimide, mit le siège devant la ville. Ibn Abî Aqîl demanda l’aide des Seldjoukides qui, trop heureux d’affaiblir leurs rivaux menèrent une campagne de diversion contre Sayda au nord de Tyr. Les Fatimides durent reculer, mais Badr remit un peu plus tard le siège de la ville, sans plus de succès. Tyr resta indépendante pendant près de vingt ans. Les Fatimides étant trop faibles pour entreprendre contre elle une nouvelle campagne, la ville en profita même pour étendre sa domination sur les autres villes côtières de Sayda, Djubayl et Acre. A la mort d’Ibn Abî Aqîl, ses fils lui succédèrent et en 1089 un nouveau siège fut entrepris par les Fatimides. La ville n’était plus alors en mesure de résister et dut bientôt se soumettre. Dans les années qui suivirent, ces villes furent agitées par d’autres révoltes dirigées par des gouverneurs aspirant à l’indépendance. C’est ainsi qu’en 1093, les Fatimides firent à nouveau le siège de Tyr où le gouverneur Munîr al-Dawla al-Djuyûshî s’était révolté. Celui-ci entra en conflit avec une partie de la population qui accueillit favorablement l’armée envoyée par les Fatimides. La ville fut donc prise sans grandes difficultés et le gouverneur et sa suite furent envoyés en Egypte où ils furent exécutés tandis que les habitants eux-mêmes furent taxés de 60.000 dinars. En 1096, enfin, une nouvelle révolte de la ville de Tyr fut réprimée très sévèrement.

 

 

 

 

L’histoire de Tripoli en cette seconde moitié du Xle siècle, fut également marquée par des tentatives d’autonomie. En 1070, une révolte fut menée contre le pouvoir fatimide par le kâdî de la ville, Ibn Ammâr, lui aussi riche marchand. Celui-ci mourut deux ans plus tard et l’un de ses neveux lui succéda. Pour se maintenir au pouvoir il lui fallut manœuvrer entre les Seldjoukides et les Fatimides. C’est ainsi qu’il excita le prince seldjoukide Tutush contre les Fatimides tout en accomplissant la khutba au nom de ces derniers, et lui-même épousa la fille d’un ancien gouverneur fatimide de Damas. Il réussit ensuite à étendre sa domination sur la côte en enlevant la ville de Djabala aux Byzantins en 1080-1081 qui fut dès lors administrée par son kâdî sous l’autorité de Tripoli. En 1092, il résista victorieusement à un siège seldjoukide en corrompant une partie des assiégeants. En 1099 son frère lui succéda et dut faire face aux attaques répétées des Francs. C’est pourquoi en 1108 il partit vers Bagdad pour réclamer du secours et laissa sur place l’un de ses cousins qui ne tarda pas à se révolter contre lui en faisant appel aux Fatimides. Le soulèvement fut réprimé par les partisans du maître de Tripoli, mais ceux-ci ne purent empêcher quelques mois plus tard le débarquement de l’armée égyptienne. La famille d’Ibn Ammâr et ses compagnons furent déportés en Egypte et leurs biens furent confisqués. L’année suivante (juillet 1109), la ville tomba aux mains des Francs.

 

 

 

 

Tels sont les faits brièvement résumés, quelles conclusions peut-on en tirer ?

On voit dans ces révoltes de Tyr et Tripoli des tentatives de la haute bourgeoisie visant à s’emparer du pouvoir. Bien qu’on souligne le silence des textes à ce sujet, on estime probable que ces puissants marchands instaurèrent un type de gouvernement différent de celui des autres princes arabes ou turcs et qu’ils fondèrent des « républiques urbaines » qu’on pourrait même rapprocher de « comuni démocrates ».

 

En effet, certains de ces gouverneurs autonomes (la famille d’Ibn Abî Aqîl à Tyr, celle d’Ibn Ammâr à Tripoli) furent aussi de grands marchands . Il est probable aussi, quoique rien ne nous permette de l’affirmer, qu’il y eut d’autres grands commerçants dans leur entourage. Mais étant donné la pauvreté de la documentation, il paraît excessif d’affirmer d’une part qu’ils représentaient les intérêts de la haute bourgeoisie face à un pouvoir féodal, d’autre part qu’ils instaurèrent un nouveau type de gouvernement et créèrent de véritables républiques urbaines.

 

 

 

En effet, les sources désignent en général sous le terme d’à yân l’élite intellectuelle, religieuse ou commerçante de ces villes et l’on ne peut distinguer de classe bourgeoise bien spécifique. Grands marchands et administrateurs, financiers et hommes de religion étaient souvent issus des mêmes familles et pouvaient tirer leur richesse du commerce ou de diverses activités économiques. L’exemple des kâdî-s de Tyr et de Tripoli est bien significatif à cet égard. Qu’il y ait eu opposition de la part d’une partie de ces notables à un pouvoir militaire étranger est évident, mais on ne peut y voir une lutte de la bourgeoisie contre une classe féodale au sens occidental du terme. 

 

De plus, il ne semble pas que ces nouveaux gouverneurs aient réellement cherché à partager leur autorité. Certains indices incitent même à penser qu’ils tentèrent plutôt d’établir un pouvoir personnel dont ils tiraient avec leur famille les principaux bénéfices. A aucun moment les textes ne mentionnent d’autres familles qui auraient participé au pouvoir. A Tripoli, au contraire, on remarque qu’en 1108, lorsqu’Ibn Ammâr se rendit à Bagdad, il prit toutes sortes de précautions pour assurer le gouvernement de la ville pendant son absence. Il laissa pour le remplacer provisoirement un membre de sa famille, entouré de ses principaux collaborateurs et de sa garde personnelle d’esclaves à qui il paya lui-même, d’avance, six mois de solde. A tous, il fit prêter serment de fidélité. Il ne semble pas agir là différemment de tout autre prince ou gouverneur militaire de cette époque. On peut aussi noter que le pouvoir est toujours transmis de manière héréditaire à l’intérieur d’une même famille. Enfin, en cas d’échec, c’est la famille du gouverneur et ses compagnons (ashâb, mot vague qui désigne en général l’entourage d’un gouverneur, d’un prince ou d’un notable) qui sont déportés ou exécutés.

 

Aussi, même si les soulèvements de Tyr et Tripoli demeurent intéressants à étudier par le rôle qu’y jouèrent des notables locaux, marchands et hommes de religion, on ne peut les considérer comme de réelles tentatives de communes, ni même dire qu’ils eurent pour objectif l’obtention de privilèges spécifiquement urbains. En revanche, la situation de ces villes peut être comparée par certains aspects aux cités d’Italie du Sud sous domination byzantine. A Amalfi, par exemple, le mouvement autonomiste fut confisqué au Xe siècle par une seule grande famille qui finit par fonder une sorte de petite dynastie. La ville, indépendante de fait, continua cependant de faire théoriquement partie de l’Empire byzantin qui conférait des titres à ses dirigeants. Par souci de préserver ses activités économiques, Amalfi dut souvent louvoyer entre le Pape et les Musulmans de Sicile. Cela n’est pas sans rappeler la situation de Tyr et de Tripoli, villes commerçantes, qui continuèrent de reconnaître la suzeraineté des uns tout en ne heurtant pas de front les autres. Parfois aussi dans certaines villes italiennes, l’influence de l’évêque fut telle qu’il assura à sa famille par succession népotique l’autorité comtale et l’on ne peut s’empêcher de comparer son pouvoir à celui des kâdî-s en Orient.

 

 

A certaines périodes de leur histoire, les villes musulmanes du Proche-Orient peuvent donc être rapprochées de cités plus occidentales en raison d’un contexte politique ou économique comparable. Il apparaît toutefois excessif de parler à propos de ces mouvements d’autonomie, en Orient comme en Italie méridionale au Xe siècle, de tentatives d’instauration de communes ou de républiques urbaines.

 
 
 

Le problème des villes de l’intérieur (Syrie et Haute-Mésopotamie) se pose en termes différents. Au Xle siècle et début du Xlle siècle, ces villes étaient dominées soit par des petits princes locaux (Artuqides, Munqidhites etc.), soit par des représentants des deux grandes dynasties, fatimide ou seldjoukide. La force des uns et des autres reposait essentiellement sur leur armée faite en grande partie d’esclaves et de mercenaires étrangers (surtout turcs pour les Seldjoukides, berbères et africains pour les Fatimides). Face à ce pouvoir, l’aristocratie urbaine locale ne prétendit pas à l’autonomie complète, mais tenta, néanmoins, en période d’affaiblissement des souverains, d’intervenir dans le gouvernement des villes en s’appuyant notamment sur les milices urbaines que formaient les ahdâth.

 
 Damas et Alep en Syrie, de Harran et d’Amid en Haute-Mésopotamie, dans toutes ces villes, des jeunes gens (ahdâth) regroupés en milices armées s’efforcèrent de défendre et de protéger leur cité. Ils jouèrent souvent un rôle de police en assurant l’ordre public ou en éteignant les incendies. Ils furent même parfois incorporés dans la garde des souverains et prirent bien des fois les armes pour défendre leur ville contre les envahisseurs étrangers : Fatimides, Seldjoukides, Zenguides et Francs. Dans ce cas, on les vit se battre aux côtés de l’armée du maître de la ville. Ils se posèrent aussi en défenseurs du sunnisme et s’illustrèrent notamment dans la lutte contre la secte des Bâtiniens ou Assassins. En période de faiblesse du pouvoir central, leur importance croissait considérablement et c’est ainsi qu’ils arrivèrent au cours du Xle et dans la première moitié du Xlle siècle à imposer leur volonté. Notons, enfin, qu’étant donné leur recrutement essentiellement populaire, ils exprimèrent souvent les revendications des couches les plus défavorisées de la population.
 

Ces ahdâth étaient dirigés par un chef, le ra’îs. Celui-ci était le plus souvent un notable choisi au sein des grandes familles de la ville. Peu à peu les autorités des villes en vinrent à le reconnaître et à le nommer officiellement, ce qui leur assura un certain contrôle de cette charge. Le ra’îs occupa ainsi une place très importante dans les villes syriennes et mésopotamiennes à côté du préfet de police ou du muhtasib et joua un rôle primordial dans la surveillance des villes et le maintien de l’ordre. Toutefois, ce qui le différenciait d’un préfet de police, par exemple, était qu’il tirait d’abord sa force de sa position de chef des ahdâth. A leur tête, il participait donc parfois à des soulèvements. Cette charge était souvent transmise de père en fils et c’est ainsi qu’à Damas comme à Alep se constituèrent de véritables petites dynasties de ru’asâ’ (pl. de ra’îs). Le cas extrême fut certainement celui d’Amid en Haute-Mésopotamie, où une dynastie de ru’asâ’ connue sous le nom de Nisanides se forma au début du Xlle siècle. Ils exercèrent presque tout le pouvoir, frappèrent monnaie, accumulèrent les richesses et se rendirent de la sorte assez impopulaires. Ils ne perdirent leur influence qu’avec les conquêtes de Saladin.

 

 

Au-delà de ces caractéristiques bien connues des mouvements populaires urbains, il convient surtout de s’interroger sur leurs objectifs. Les milices d’ahdâth et leurs chefs avaient-ils des revendications politiques ou économiques précises ? Ont-ils contesté ou tenté de modifier le système social ou politique ? Ont-ils voulu s’affranchir de toute autorité « féodale » ? On peut d’abord noter que ces ahdâth furent de plusieurs manières très liés aux autorités des villes avec lesquelles ils défendirent certains intérêts communs. Ensemble, ils participèrent à la lutte contre les Francs ou les Bâtiniens (Assassins). De même, les ahdâth s’engagèrent dans de nombreuses luttes entre souverains rivaux en donnant leur appui à tel ou tel prince de leur choix. Enfin, comme on l’a déjà signalé, ils étaient souvent incorporés à la garde personnelle du maître de la ville.

 

Par ailleurs, le ra’is, nous l’avons dit, est le plus souvent nommé par le prince. Un diplôme spécial lui est même délivré qui l’autorise, entre autres, à prélever des taxes commerciales pour sa rémunération et pour la solde des ahdâth. Ce système progressivement établi implique donc une certaine soumission aux pouvoirs politiques en place. On voit ainsi le ra’îs admis dans l’entourage du prince et parfois même nommé vizir. Il exista, néanmoins, des révoltes, quelquefois importantes, de ru’asâ. On voit dans ces soulèvements (notamment celui d’Ibn al-Sûfî à Damas au milieu du Xlle siècle) une révolte de la haute bourgeoisie contre un pouvoir féodal. Sans doute faudrait-il nuancer ce jugement. Pour reprendre l’exemple du ra’îs damasquin au milieu du Xlle siècle, les textes mentionnent l’appui qu’il obtint du bas-peuple ainsi que l’adhésion de quelques soldats et officiers, mais ne mentionnent nulle part l’intervention d’autres grandes familles « bourgeoises ». Ibn al-Sûfî, lui-même, est certes un notable ; rien ne prouve qu’il fut un bourgeois. Il semble qu’il faille voir dans ces mouvements populaires et ces révoltes, plus qu’une tentative d’une classe sociale (la bourgeoisie appuyée parfois par le peuple) contre une autre (la classe féodale), la réaction d’une population locale, le plus souvent arabe, contre un pouvoir d’origine étrangère. C’est pourquoi se trouvent parfois aux côtés du peuple des membres de l’aristocratie urbaine (marchands, intellectuels, hommes de religion ou même militaires). A aucun moment il n’apparaît que ces mouvements aient tenté ou souhaité substituer une forme de gouvernement à une autre. Ce qu’ils contestent dans la plupart des cas, c’est un gouvernement étranger, un prince injuste, un usurpateur, ce qu’ils ambitionnent c’est une plus grande participation à ce pouvoir.

 

 

 

 

 

- Dans les provinces orientales d’Iraq et d’Iran des formes comparables de résistances urbaines ont existé: Les mouvements de ayyârûn (malandrins) connus surtout à Bagdad et dans certaines villes d’Iran ou de Transoxiane apparurent dès le début du IXe siècle et peuvent être rapprochés des ahdâth syriens. Il s’agit là aussi d’organisations spécifiquement urbaines (quoiqu’on trouve parfois des ayyârûn mentionnés dans les campagnes dans la région du Khurasân notamment) qui recrutaient leurs membres dans les couches pauvres de la population. Comme les ahdâth, ils n’avaient pas de programme bien établi et s’illustrèrent, selon les cas, dans la lutte pour la défense du califat à Bagdad, pour la protection de leur ville ou dans des actes de déprédation et de pillage à l’égard des couches sociales les plus favorisées. Propriétaires et commerçants, fonctionnaires et militaires eurent souvent à subir leur violence. Toutefois, le clivage social ne fut pas toujours aussi net, puisque certains notables se mêlèrent parfois à leur mouvement.

 

 

Les ayyârûn apparaissent donc comme des hors-la-loi, des agitateurs, mais en même temps ils adhérèrent peu à peu à une idéologie : la futuwwa dont les valeurs étaient le courage, l’aide au faible, la générosité, l’hospitalité, l’hostilité aux riches et la défense des pauvres. Ces ayyârûn étaient dirigés comme les ahdâth par un chef qui portait souvent le nom de ra’îs. Cependant il semble (en Iran notamment) que le ra’îs de la ville ne fût pas toujours forcément le ra’îs des ayyârûn. Celui-ci était le plus souvent choisi parmi les notables locaux. En Iran il était nommé par le gouvernement et servait d’intermédiaire entre la population et le souverain. Là, comme en Syrie et en Haute-Mésopotamie, de véritables dynasties de ru’asâ se constituèrent (Bukhara aux Xlle-Xllle siècles).

 

 

 

Dans l’ensemble, même si ces ayyârûn et leurs chefs furent souvent à l’origine d’émeutes violentes contre la classe des possédants ou contre les forces de police et l’armée, ils ne semblent pas avoir remis en question le système ou les institutions politiques. Ils ne revendiquèrent pas l’autonomie ou même plus simplement l’obtention de privilèges ou d’exemptions pour leur ville. Il s’agissait bien davantage d’un mouvement populaire destiné à assurer par la force une meilleure répartition des richesses, mais sans programme politique. Certains ont voulu voir en eux un héritage des turbulentes factions du cirque des villes romaines et byzantines, c’est-à-dire ces groupes de jeunes gens chargés d’organiser les jeux du cirque et responsables bien souvent de révoltes sanglantes. A. Cameron a montré qu’il n’en était rien et que les différences entre ces mouvements étaient beaucoup plus nombreuses et significatives que leurs ressemblances . Quoiqu’il en soit, les ayyârûn ne peuvent être considérés comme les défenseurs d’un nouveau système d’institutions urbaines.

 

 

 

A côté des ayyârûn on peut aussi relever l’organisation d’autres mouvements populaires, d’inspiration plus religieuse, tels ceux des Hanbalites qui se heurtèrent souvent aux autorités. Toutefois, dans ce cas, les opposants s’élevaient surtout contre un mode de vie jugé trop licencieux, s’opposaient à toute innovation religieuse et prêchaient le retour à la tradition des ancêtres, à l’islam primitif. On ne peut y voir la recherche d’un quelconque affranchissement du système politique, bien au contraire.

 

Enfin en Iraq et dans les villes iraniennes apparaissent aussi des organisations de solidarité ( asabiyyât), des factions urbaines qui entrèrent souvent en lutte les unes contre les autres et participèrent de ce fait à l’agitation urbaine. Des conflits opposèrent ainsi des quartiers à l’intérieur d’une ville (Nishapur, Merv, Herat, Iranshar etc.) ou une ville à une autre (Nishapur contre Tush). Des antagonistes sociaux ont sans doute joué un certain rôle dans ces mouvements mais dans la plupart des cas, les luttes religieuses semblaient l’emporter (Chiites contre Sunnites, Hanafites contres Chafiites etc.). Les sources ne laissent apparaître, en tout cas, aucune volonté de la part de ces populations de s’administrer ou de se gouverner elles-mêmes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

  

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  ……. à suivre 

 




Bassins des Aghlabides

14092018

 

 

 

 

 

Les bassins des Aghlabides sont considérés parmi les plus importants et les plus célèbres ouvrages hydrauliques dans le monde musulman. Ils faisaient partie d’une quinzaine des bassins qui se trouvaient extra-muros et qui approvisionnaient la ville en eau. Les chroniqueurs et géographes arabes furent toujours émerveillés par la majesté impressionnante de ces installations, ce qui a valu à Kairouan de porter, au Moyen Âge, le nom de la  »ville des citernes ». 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Leur alimentation se faisait par le drainage des eaux de pluie et les affluents de l’Oued Merguelil qui déversent la dépression environnante. Ses eaux étaient captées par de petits barrages et un canal d’adduction pourvu d’un prise-lame qui les amenait jusqu’au petit bassin. Mais en 350/961 le calife fatimide el-Mu’izz édifia un aqueduc qui amène l’eau des sources de Chréchira, située à 40 km à l’ouest de Kairouan, jusqu’aux citernes de la ville après avoir alimenté sa capitale Sabra.

 

Les kairouanais disposaient généralement de puits et de citernes dans leurs maisons; et il semble que l’eau récupérée dans ces bassins servait en temps de sécheresse et aux plus démunis parmi la population, mais aussi à approvisionner les caravanes et abreuver les troupeaux. Ces fameux bassins furent édifiés en 246/860 – 248/862 par le prince aghlabide Abou Ibrahim Ahmed. Ils sont construits en moellons revêtus d’un enduit étanche et arrondi au sommet. Ils se composent de trois organes essentiels: 

 

 

 

 

Le petit bassin, de 17 m de diamètre, est circonscrit dans un mur polygonal constitué de 17 contreforts intérieurs et 26 contreforts extérieurs qui s’alternent et permettent ainsi de consolider l’édifice afin de résister à la pression. Ces contreforts sont de forme semi-cylindrique et coiffés de demi-sphère. Ce bassin, d’une contenance de 4 000 m3  , sert à décanter les eaux des débris et alluvions qu’elles charrient. L’eau ainsi purifiée s’écoule dans le grand bassin par une ouverture en plein cintre appelée le déversoir. 

 

 

 

 

Le grand bassin, de forme polygonale, est flanqué de 64 contreforts internes et 118 externes. De 128 m de diamètre et 4,8 m de profondeur, sa contenance dépasse les 57 000 m3 . Au milieu s’élève un gros pilier polylobé qui jadis fut surmonté d’une coupole et servit de pavillon de loisir. Ce grand bassin sert aux stockage des eaux nécessaires aux besoins de la vie quotidienne. Cependant, cette opération permet une meilleure décantation de l’eau dont la partie la plus pure servira d’eau potable et sera versée dans les citernes de puisage. 

 

 

 

 

Les citernes de puisage sont constituées par deux réservoirs parallèles et perpendiculairement adossés aux bassins. Elles sont couvertes en voûtes en berceau soutenues par des arcs doubleaux qui reposent sur des piliers. Six ouvertures, placées au sommet des voûtes, permettent d’y puiser de l’eau. La contenance de chacune d’entre elles dépasse les 1 000 m3 .

 

 

 

 

 

 

 

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 Détails des contreforts  

 

 

 

 

 

Ces bassins aux dimensions gigantesques sont un rappel de la gloire de la ville et de sa lutte passée contre la soif et le manque en eau. Ils séduisent par leur sobriété et leur impressionnante majesté et enchante par l’élégance de leur style et l’harmonie de leurs formes. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

    







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