Le caïdat en Algérie au XIXe siècle – 2ème partie –
31 01 2021Abderrazak DJELLALI (Université d’Annaba)
Caïd de Tindouf et Officiers Français en 1961
II – Du Capital Décisionnel au Capital Economique
Comment le pouvoir dont dispose le caïd a-t-il pu déboucher sur des privilèges économiques démesurés ? Ce qui frappe lorsqu’on étudie le caïdat c’est que même si les caïds aoutans (1) occupaient des fonctions supérieures par rapport aux autres caïds et avaient pour principales attributions, le recouvrement des impôts, le maintien de l’ordre, et la participation aux razzias, leurs champs d’intervention n’étaient pas clairement définis faute de textes administratifs et juridiques qui explicitent leurs fonctions, c’était le cas également des hauts-fonctionnaires du beylik (le bey et de dey).
Pour mieux appréhender les rouages de cette structure rappelons que l’attribution de tous les postes depuis le bey en passant par le caïd était fonction de la valeur de l’impôt que pouvait verser le prétendant au trésor de l’Etat (2). Les possibilités d’accès, les chances de maintien et de reconduction étaient liées à la valeur des taxes prélevées aux tribus assujetties, en d’autres termes la valeur des taxes est un paramètre utilisé pour déterminer l’aptitude et la capacité du caïd à administrer et/ou gouverner, d’autant plus que la richesse des tribus et le nombre de ses clans sont connus par administration beylicale.
Le système d’imposition extrêmement diversifié constitue en fait l’ossature du régime turc et détermine les rapports entretenus entre chaque responsable et sa hiérarchie (caïd/bey ; bey/Dey ; Dey/Porte sublime) (3). En effet, le système local n’est ni unifié, ni organisé c’est pourquoi on distingue une multitude de taxes d’origines diverses. Aux impôts coraniques (zakat, aïd el fitr, aïd el Kébir, achoura, mouloud ) qui constituaient l’élément de base de la fiscalité s’ajoutaient les impôts fonciers kharadjan, hokr et enfin les taxes mobilières (gharama et lezma )(4). Pour être complet, il faut mentionner les impôts relatifs à la conjoncture : audifa (impôt d’invitation), bak el burnous (impôt d’investiture) audifa el ada (impôt coutumier) hak el hekad (impôt sur le cheval) (5).
Faut-il rappeler aussi que l’impôt à lui seul ne suffisait pas au maintien dans le poste d’où le recours fréquent aux pratiques de présents et offrandes. Force est de constater que cette situation contraignante a abouti inexorablement à l’affaiblissement économique et au redéploiement des tribus abandonnant leurs terres fertiles et n’hésitant pas quelquefois à fomenter des résistances larvées pouvant déboucher facilement sur une insoumission déclarée (6). Les maintiens devenant incertains bon nombre de caïds et autres fonctionnaires amassèrent des fortunes rapides dans l’intention de s’assurer contre une éventuelle déchéance surtout à la fin de la régence (7). Cependant du fait du climat d’intrigues, des emprisonnements et confiscations des biens qui touchaient également les membres de son entourage, toute accumulation était impossible ; d’autant que les charges n’étaient pas héréditaires. De surcroît le poids de la fiscalité, l’instabilité politique, le compartimentage de la société sont des facteurs entre autres qui ont empêché l’accumulation du capital et partant l’apparition d’une classe bourgeoise
Voyons à présent l’époque française et ce qui a changé. L’administration française a octroyé de larges pouvoirs aux caïds surtout lors de la création des communes mixtes (8). En effet, le caïd avait une double fonction paradoxalement inconciliable car il devait veiller aux intérêts des deux parties antagoniques (l’administration coloniale et les autochtones). Donc, il était d’une part l’agent de l’administration française du fait qu’il surveillait politiquement son douar et aidait les percepteurs au recensement et au recouvrement des impôts, et d’autre part, il représentait la population indigène de son douar en présidant les réunions de la djémaa et en présentant leurs demandes et leurs revendications auprès de la S.I.P. (Société indigène de prévoyance) (9).
Ces larges prérogatives ont permis au caïd de tirer des avantages matériels (terre et bétail) et financiers surtout dans les périodes de récoltes puisqu’il était récompensé au détriment des personnes dont les biens ont été confisqués. De surcroît, vu son salaire insuffisant par rapport aux tâches multiples auxquelles il s’adonnait, abus et offrandes étaient largement répandus d’où un renforcement du caractère quasi-féodal de l’institution caïdal. Son pouvoir décisionnel, qui était étendu du fait qu’il était l’unique intermédiaire entre l’administration coloniale et ses coreligionnaires notamment auprès du conseil de révision créé le 7 septembre 1927, lui permettait soit d’exiger soit de ne pas refuser les dons lors par exemple de son intervention pour exempter de jeunes appelés, ou lors de la mobilisation des jeunes remplaçants (10). De plus, le caïd recevait des dons en argent ou en nature (bétail, céréales) pour ses services en déclarant des mariages ou des naissances lorsqu’ils ne répondent pas aux lois en vigueur (le cas des femmes mineures ou des naissances qui n’avaient pas été enregistrées au moment voulu).
Malgré les restrictions apportées à la fonction de caïd par l’administration militaire leur avidité et leur convoitise remontaient aux premières années de la colonisation même lorsqu’ils étaient choisis parmi les notables (11). Si la France, en effet, a recouru dans un premier temps à ceux-ci (guerriers ou religieux, voire même déchus par l’administration turque) vu leur influence auprès de leur population afin d’éviter des troubles, la logique du système colonial n’en reposait pas moins sur la spoliation et l’appauvrissement des tribus par l’usage de la force ou de la loi (12).
Ce paradoxe a donné l’occasion aux caïds de constituer ou d’augmenter leur fortune du fait de leur collaboration avec le colonialisme, accroissement tributaire de l’extension de l’occupation française (13) surtout durant les premières décennies caractérisées par l’absence de lois régissant leur carrière. Ainsi ils s’appropriaient le dixième des impôts arabes perçus et le cinquième du montant des amendes infligées par eux aux contrevenants aux ordres de l’administration (14). Ces revenus recherchés par les caïds se heurtaient à la résistance des tribus surtout dans les conjonctures économiques difficiles (mauvaises récoltes, disettes, épidémies) recourant parfois à l’assassinat de leurs caïds puis à la rébellion ouverte systématisée (révoltes de cheikh el Mokrani, el Haddad, ouled sidi cheikh, zaâtcha, aures etc…)- Et même lorsque des lois ont été instaurées, devenant des fonctionnaires de l’administration, leur avidité n’a pas cessé.
Pourtant grâce à cette réglementation la promotion leur était assurée puisqu’ils pouvaient accéder aux statuts supérieurs (caïd, caïd des caïds, agha, bachagha) et percevoir par conséquent une augmentation de salaire (15) qui inexorablement continuait de dépendre des services rendus à l’administration française. Ajoutons à cela que la promotion de leurs supérieurs (administrateurs et administrateurs-adjoints) était elle-même conditionnée par les mêmes critères et par conséquent les services du caïd devenaient utilitaires pour ne pas dire nécessaires.
C’est ainsi que les caïds étaient parvenus à accumuler des fortunes importantes d’autant plus que cette fonction était devenue quasiment héréditaire (16). Avec l’évolution économique la richesse se diversifiait (commerce, immobilier), or le caïdat n’a pu devenir une réelle force économique car le capital était resté entre les mains d’une poignée de colons qui régissait les mécanismes de l’économie coloniale et ses lois.
Notes:
(1) Les caïds aoutane avaient de larges prérogatives qui selon certains témoignages pouvaient atteindre pour leurs administrés un parcours de vie et de mort, l’exemple du caïd de bordj Sebou en est un exemple.
(2) II faut signaler que les attributions de fonctions ne s’appuient pas sur des critères objectifs mais plutôt sur des rapports de force, les alliances allant parfois jusqu’à des cas de succession caricaturaux chez les deys comme ce laveur de cadavre devenu simple Khodja (secrétaire) et peu après le successeur du dey Ahmed.
(3) Les cadeaux offerts par le Dey à la Porte sublime ne signifient pas la soumission à celle-ci car de longue date les deys d’Alger sont désignés par l’oudjak et ne sont pas toujours turcs. Les présents s’inscrivent plutôt dans l’idéologie de la Umma islamique puisque la Porte sublime offre en contrepartie des armes surtout pendant les conflits avec les espagnols, anglais et danois. De même l’Algérie et la Tunisie ont offert des aides en troupes et en nature à Istanbul lors de sa guerre contre la Russie en 1759.
(4) Tarfik el MADANI cite dans les Mémoires de Hadj Ahmed Cherif Zahar, SNED, Alger, 1980, la valeur des impôts religieux donnés au trésor d’Alger.
1 – Le beylik de l’ouest :
- 10.000 SAA (plus d’un quintal) de blé et 1000 quintaux aux hauts fonctionnaires.
- 10.000 SAA d’orge et 1000 (q.) aux hauts fonctionnaires et 6.000 têtes de moutons,
2 – Le Beylik de l’est verse en plus :
- 2.000 têtes de bovins,
- une barque de graisse, de dattes et d’olives.
3 – Le beylik de Titeri : sa région est pauvre et ne versait en impôt que des moutons.
4 – Le beylik de Sebou :
- 1.000 paires d’huile,
- 1.000 quintaux de figures,
- 100 quintaux de cire,
- 500 SAA (q.) de blé,
- 500 SAA (q.) d’orge.
(5) Sur ces multiples impôts voir A. TEMIMI, op. cit.
(6) Pour la collecte des impôts, le beylik mobilise plusieurs Mhalas en s’appuyant sur les tribus zouaves.
- Les Mhalas de l’ouest exercent au mois d’avril,
- les Mhalas de Titeri exercent en été et durant trois mois,
-les Mhalas de l’Est exercent au début de l’été et durant six mois.
(7) Le beylik de Constantine a connu durant la période (1772-1836) plusieurs assassinats et des changements rapides avec une vingtaine de beys successifs alors que de 1713-1792 seuls cinq beys ont été désignés. Pour de plus amples détails voir Leïla BABÉS, op. cit.
(8) II faut rappeler que l’administration française pour organiser le territoire algérien a pris en 1863 comme base la tribu et cela afin de la maintenir au sol, de la contrôler et donc de la désorganiser. Puis elle a crée le système de douar qui est doté d’une djemaa (sorte de Conseil) présidé par le caïd. Enfin avec l’avènement de la république en 1890 l’administration française a créé les communes mixtes et les communes de plein exercice peuplées en majorité de colons.
(9) Voir C. COLLOT, op. cit.
(10) Généralement les notables ( cheikh, mufti, caïd, cadi, etc. . .) ne veulent pas envoyer leurs enfants au service militaire, de sorte qu’ils recourent à des remplaçants, en offrant à de jeunes volontaires 1.500 F ; on les appelle d’ailleurs les hommes de 1.500 F.
(11) Sur les 721 caïds des communes exerçant en 1937, une centaine sont issus de familles appartenant à la noblesse guerrière ou djouads, 200 de familles de la noblesse religieuse ou chorga, 350 de la petite bourgeoisie rurale, 60 autres sont d’anciens officiers de l’armée française. Voir à ce propos C. COLLOT, op. cit.
(12) Exemple : le Senatus-Consulte du 22 avril 1863 ; loi Warnier 26 juillet 1873.
(13) Nombre de douars et de représentants indigènes en 1895
Voir pour de plus amples informations les archives nationales d’Outre-Mer et les archives du gouvernement général, Aix-en-Provence K K 17.
(14) Les Algériens paient jusqu’en 1918 des impôts directs et indirects de type européen, plus des impôts arabes auxquels s’ajoutent des corvées (gardiennage des forêts, lutte contre les sauterelles, transport, etc…).
(15) Selon l’arrêté du 8 Mars 1826 et du 29 Avril 1927 le corps des caïds se divisait en 6 rangs
- 6ème rang le caïd perçoit 6.000 F
- 5ème rang le caïd perçoit 6.500 F
- 4ème rang le caïd perçoit 7.000 F
- 3ème rang le caïd perçoit 7.600 F
- 2ème rang le caïd perçoit 8.400 F
- rang spécial le caïd perçoit 12.000 F.
L’agha perçoit en plus 3.600 F et le bachagha 6.000 F. Voir J. DARGNAC, L’administration de commune mixtes en Algérie, 1927.
(16) On compte 13 caïds chez les Michri et 6 chez les Gaba à Tebessa, 10 chez les Bardiaf à M’Sila.
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