Quelques Croyances Populaires Marocaines au Sujet des Pierres
29 10 2020
Sur la route qui va de Marrakech à Moulay-Ibrahim, on trouve un petit chemin qui s’appelle Trik el Ghoula, le Chemin de l’Ogresse. Au bord du chemin on voit une grande pierre érigée et en s’en approchant on constate qu’elle présente une ébauche de pieds, de mains et d’yeux.
C’est une ogresse que les habitants de Marrakech poursuivaient. Au moment où ils allaient l’atteindre, elle fut transformée en pierre. On lui fait des sacrifices à l’époque du Miloud et, en général, tous les pèlerins qui viennent de tous les points du Maroc en pèlerinage à Moulay-Ibrahim, lui font une visite, lui allument des lumières et l’encensent avec les sept bons parfums. A Marrakech même il y a dans les bâtiments de la Koutoubya (1) une chambre murée qu’on appelle Bit el Ghoula, la Chambre de l’Ogresse. C’était une ogresse qui avait réussi à pénétrer dans l ville et qui voulait en dévorer tous les habitants. Le génie qui habite la Koutoubya et protège la ville l’y attira et l’emmura dans cette chambre.
Sur le chemin de Moulay-Ibrahim, on trouve aussi une chamelle portant une mariée qui a été changée en pierre avec toute la noce. Cette mariée n’était pas vierge et elle implora Dieu de lui épargner la honte qui attend, le jour de leur mariage, les jeunes filles qui n’ont pas été vertueuses. Dieu eut pitié d’elle et changea la noce en pierres. D’autres prétendent que c’était parce qu’elle s’était mariée pendant le mois de Ramadan où les noces sont interdites, que Dieu la châtia ainsi.
Dans les montagnes du Glaoui à Kik, près d’Aguergour, il y a également toute une noce changée en pierre. La jeune mariée se rendait chez son époux qui était venu la chercher. Au lieu de rester silencieuse, elle causa avec le muletier qui conduisait sa monture et fut aussitôt punie par Dieu.
Au Ras El Aam, c’est-à-dire au premier jour de l’an, les paysans berbères viennent la consulter, car c’est une pierre oraculaire. Ils lui posent des questions sur l’avenir agricole de l’année et ensuite ils appliquent leur oreille contre la pierre pour entendre ses réponses.
On prétend qu’un très gros rocher situé à Arbalou (2) des Guedmioua (3) était une chamelle appartenant au saint du pays, Sidi-Ali-Assebdir. On l’appelle Nagat Sidi-Ali-Assebdir, la chamelle de saint Sidi Ali. Elle est à côté de la Zaouïa du saint et ce serait à elle que s’adresseraient les offrandes des pèlerins au moment du Moussem ou fête du saint. Elle guérit de la fièvre paludéenne et on lui consacre les enfants par la coupe des cheveux.
Une autre pierre qui se trouve près de l’Oued El Yhoudi, la rivière du Juif dans les Djebala (4), n’est autre qu’un Juif changé en pierre par le saint Moulay-Abdesselam Ben Mechiche. Ce Juif qui habitait Marrakech voulut savoir s’il irait au paradis ou en enfer. Il se déguisa en Arabe et se rendit en pèlerinage à la Zaouïa du saint dans les Djebala, car la légende veut que seuls ceux qui iront en paradis atteignent son sanctuaire situé au sommet de la montagne. Arrivé à la rivière appelée depuis la rivière du Juif, il fut changé en pierre par le saint qui avait deviné son secret désir. C’est dans le sanctuaire de ce saint que se trouve une grosse pierre trouée au travers de laquelle on doit passer trois fois quand on y va en pèlerinage. Cette pierre a ceci de particulier qu’elle se resserre sur les mauvais fils «Meskhoutine», et que si minces soient-ils, ils ne peuvent passer au travers.
En général les pierres trouées sont considérées comme Foqra, sacrées. Lorsqu’on en trouve une on la ramasse avec beaucoup d’égards, on la purifie par une lustration d’eau, puis on l’encense avec du benjoin et on la met sous l’oreiller sur lequel on dort la nuit. Elle apporte au dormeur des rêves qui sont de véritables visions de son avenir. On croit le plus généralement que les pierres s’accroissent et aussi qu’elles enfantent.
Si une Fqira, femme inspirée, met une pierre dans une boîte avec du lait, des dattes, du sucre et des raisins secs et qu’elle cache cette boîte dans un endroit très secret, quelque temps après, en l’ouvrant, elle trouve une toute petite pierre à côté de la grande et toutes les provisions ont disparu. Cette petite pierre a été mise au monde à la manière d’un enfant et la pierre s’est nourrie du lait, des dattes, du sucre et des raisins pendant sa grossesse.
Il y avait autrefois en dehors de la ville de Marrakech de grosses pierres qui en gardaient les portes. C’étaient des génies puissants qui ne laissaient pas entrer les méchants dans la ville. On raconte que jusqu’au règne de Moulay-Hafid (5) il y en eut une à la porte de Bab Rob (6). Elle avait la forme d’une colonne; les femmes allaient la consulter, lui porter des offrandes de lait et de miel. Elles en faisaient sept fois le tour, puis la questionnaient. Moulay-Hafid la fit enlever et en croit généralement qu’il trouva un trésor à sa place.
Mais sans aller si loin nous avons eu en 1912, dans la ville de Marrakech, une pierre à laquelle les femmes rendaient un culte et que Si Bouchaib Doukkali, ministre de la Justice, fit briser.
Cette pierre que l’on appelait Lalla Khadra, Madame la Verte, se trouvait dans le quartier de Lekat Ennaït. Elle avait une moqaddema qui recevait les offrandes que les femmes de la ville lui apportaient en venant en pèlerinage. Un jour de cette année 1913, la moqaddema raconta aux femmes venues en grand nombre que Lalla Khadra était enceinte. Au moment du terme, elle fit savoir que l’accouchement était proche et recueillit des offrandes considérables de beurre, de semoule, d’argent et de belles étoffes. Puis les couches eurent lieu et les visiteuses trouvèrent une petite pierre à côté de la grosse. Cela était tellement dans l’ordre de leurs croyances qu’elles revinrent en foule pour la fête du septième jour, fête de l’imposition du nom. On organisa des Hadra, ou réunions dans lesquelles on danse des danses sacrées au bruit des tebbilat dont jouaient habilement les Haddadat qu’on a coutume d’inviter aux fêtes du septième jour. Mais en revenant chez lui, un homme ne trouvant pas sa femme à la maison comme de coutume se mit à sa recherche et apprit qu’elle était à la fête du Nom de la fille de Madame Verte, petite pierre née depuis huit jours. Il alla aussitôt porter plainte auprès du Vizir qui fit briser la mère et la fille et emprisonner la moqaddema qui avait ainsi abusé de la crédulité publique. Mais la croyance ne fut pas détruite pour cela; les femmes ramassèrent précieusement les plus petits morceaux de la pierre qu’elles conservent pieusement. On parle encore de Lalla Khadra et de son enfantement et son culte est dans les cœurs de toutes les femmes. Cette année même de 1924, le ministre Bouchaïb Doukkali donna sa démission, mais personne ne croit à une démission volontaire. Chacun imagine qu’elle lui a été imposée et qu’elle est la vengeance de Lalla Khadra.
Dans le mellah de Marrakech, on retrouve encore des survivances de ce culte des pierres. Dans la maison de Jacob Attias, à quelques mètres des écoles françaises, on voit encore une pierre suspendues à une poutrelle par une cordelette de palmier tressé. On prétend que cette fragile cordelette ne se casse pas et que de mémoire d’homme elle n’a pas été changée.
Cette pierre est longue et étroite; elle a une apparence de tête d’animal fantastique avec de larges oreilles roulées, de petits yeux triangulaires, une grande asymétrie faciale. Elle rappelle vaguement les têtes d’idoles des régions polaires.
La légende veut qu’un rabbin habitant cette maison était une nuit en prière lorsqu’il entendit des voleurs pénétrer chez lui. Il continua ses prières, sans témoigner aucune crainte et aussitôt les voleurs furent changés en pierres. Cette pierre, qui existe encore, serait un nègre qui faisait partie de la bande. Il faut dire qu’elle est particulièrement noire et crasseuse à la suite des nombreux attouchements qu’elle subit chaque jour. C’est une pierre miraculeuse qui guérit les maux de tête, les maux d’yeux. Pour cela il suffit de mettre la main sur la partie malade, puis la poser sur la pierre. Cette pierre s’appelle la pierre de Rebbi Youssef Pinto.
Quand une femme juive a un accouchement laborieux on prend une mesure de blé, on la pose près de la malade et on lui fait mettre la main droite dans le blé en le destinant à la pierre. Aussitôt, toutes les mauvaises douleurs passent dans le blé, l’accouchement devient normal et dès qu’il est terminé on porte ce blé en offrande à la pierre. On lui offre aussi de l’argent, des bougies et de l’huile. Ces offrandes sont recueillies pour les descendants du saint Rebbi Youssef Pinto, par les propriétaires de la maison.
Le Kerkour de Sidi Djaber situé dans le quartier du Moukeuf à Marrakech.
Les tas de pierres sacrées ou «Kerkour» analogues aux Cairns d’autres pays prouvent bien que le culte des pierres n’est pas encore complètement éteint.
On fait des Kerkour à l’occasion d’un assassinat pour montrer que l’endroit où il a été commis est dangereux. Pour éloigner le mal chaque passant ramasse une pierre qu’il jette sur le Kerkour y jetant ainsi le mal qui le menaçait, puis il s’enfuit rapidement. On fait un Kerkour dans un col de montagne pour y laisser la fatigue. Certains Kerkours sont consacrés à des saints. Devant la Zaouïa de Sidi Ali Ben Hamdouche, à Marrakech, il y avait un gros Kerkour enlevé depuis que la route de la Zaouïa de Sidi Bel Abbès a été faite par les travaux publics. Il y en a un autre assez important devant le sanctuaire de Sidi Djaber, près du quartier du Mouqeuf (7) de Marrakech.
Ce Kerkour est élevé par les gens atteints de rhumatismes. Ce saint les guérit de cette affection, mais avant d’entrer dans son sanctuaire, les malades prennent une pierre, en frottent leur articulation malade et, après y avoir ainsi transféré leur maladie, ils la jettent sur le tas sacré. Chez les paysans, lorsque les gens invités à une noce ne ont pas contents du festin qui leur a été offert, en s’éloignant le matin pour regagner leurs tentes, ils font de petits Kerkours sur leur route afin que personne n’ignore que l’hospitalité a été mauvaise.
Ces vestiges du culte des pierres ont été constatés par tous les voyageurs qui ont pénétré le Maroc autrement qu’en circuit automobile.
Source: Essai de folklore marocain: croyances et traditions populaires De Doctoresse Légey
1. Koutoubia: mosquée du 12è siècle, à Marrakech. (voir ici)
2. Aghbalou: village du Haut-Atlas.
3. Guedmioua: tribu berbère du Haut-Atlas.
4. Djebala: Maroc septentrional.
5. Moulay-Abd-al-Hafid (1873 – 1937); sultan du Maroc de 1908 à 1912.
6. Bab er-Rob: la portes aux raisons.
7. El Moukef.
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