Le «château» en al-Andalus : un problème de terminologie
5 10 2020Dalliere-Benelhadj Valérie
Un des obstacles les plus importants à l’analyse de l’habitat fortifié en al-Andalus est celui du vocabulaire. D’une chronique à une description, des termes comme hisn, qasaba, ribât ou qal’a changent de sens au gré de l’origine, de l’époque et des sources de ceux qui les emploient. Notre tâche sera précisément de dessiner les contours de l’objet qui se cache derrière ces mots, en faisant le moins possible appel à des notions supposées équivalentes en Occident européen, telles que «château-fort», «citadelle», … lesquelles seraient forcément inadéquates parce qu’appartenant à des ordres sociaux et culturels différents.
Cette courte étude s’appuie essentiellement sur le 5ème tome du Muqtabas d’Ibn Hayyân : cet auteur andalou (988-1076) est presque contemporain des événements qu’il raconte ; il cite souvent les noms d’auteurs qu’il met à contribution et utilise un matériel documentaire très riche : tels sont les éléments qui ont désigné son œuvre comme base du présent travail (1). Plusieurs compilations ont été également utilisées ainsi que, parmi les textes les plus tardifs, le Bayân al-Mugrib d’Ibn ‘Idârî, et le Rawd al-Mi’tar d’al-Himyarî .
Al-hisn, communément traduit par «château», est un terme générique désignant tout ouvrage architectural servant à défendre une portion de territoire quelles que soient sa fonction habituelle et sa taille. C’est ainsi que l’on peut dire : «Ils démolirent le hisn de la citadelle (qal’a) voisine», phrase qui ne voudrait rien dire si l’on traduisait hisn par «château». Utilisé dans un autre sens, le mot hisn ne désigne pas, à Bashtana, un «château», mais plutôt une simple enceinte renfermant un point d’eau et servant de refuge aux habitants de la région. Ce même mot est employé à propos des machines de guerre que le calife fait construire pour surveiller un château ennemi ou lors d’un siège de longue durée. Simples campements de bois, un peu à la manière des camps romains ; ces constructions pouvaient, le cas échéant, se développer en une véritable ville : telles furent les modestes origines de Taldjayra.
Ce que protégeait un hisn était en généralement une ville ou un endroit stratégique ; ce pouvait être aussi un site économiquement important, comme à Ovejo (Hisn Ubal), qui renferme une mine de mercure ou à Almada (Hisn al-Ma’dîn), où l’on faisait de l’orpaillage. La fonction économique (et militaire) prime encore quand le hisn est situé au confluent de deux fleuves ou qu’il protège une voie de communication importante, comme Hisn al-Djash, qui protège l’accès à Bobastro .
Si le substantif a une portée très générale, le verbe hassana, qui est construit sur la même racine, signifie «fortifier» : construire une enceinte (le plus souvent), mais aussi «garnir de soldats».
Le hisn peut désigner une ville entière mais c’est alors pour en souligner l’aspect défensif, comme l’indiquent certains passages où l’on voit une ville être transformée en hisn, ou le contraire. Cependant, ce terme ne désigne jamais un édifice fortifié intégré au tissu urbain : ainsi il n’est jamais confondu avec qasaba, du moins chez Ibn Hayyan. Terme militaire, hisn s’oppose à qarya, qui est plutôt une désignation d’ordre économique (une sorte d’unité agricole) dont les habitants sont toujours al-’imara, alors que la population d’un hisn est généralement désignée par l’expression ahl al-hisn, de portée beaucoup plus vague. La destruction d’un qarya est toujours accompagnée de celle de ses récoltes, de ses arbres, etc., qui n’est jamais mentionnée pour un hisn/château et rarement pour une ville. Hisn et ma’qil sont par ailleurs à peu près synonymes, encore que le second, conformément à son étymologie, évoque davantage l’idée de refuge perché.
Le terme qal’a, apparenté par le sens aux précédents, pose moins de problèmes : il est d’un usage moins fréquent parce que plus spécialisé et désigne une forteresse de grande taille, particulièrement inaccessible, c’est une ville, mais où la fonction militaire prime sur la fonction économique ou culturelle. Elle n’est donc pas réservée à une population militaire, mais se trouve toujours en des points stratégiques : Calatrava (Qal’a Rabah) jalonne la route Cordoue-Tolède et sert de base pour surveiller cette dernière ville ; Qal’a Khatîfa protège un des points de la frontière du nord, de même que Calatayud (Qal’a Ayyûb), Arnedo, etc.
Si qal’a et madîna sont parfois confondues (ce qui est fréquent à propos des villes qui viennent d’être citées), le récit de la création (ou de la restauration) de Qal’a Khalifa et Madîna Saktân est assez instructif quant à une comparaison entre les deux termes ; renforcer les fortifications, entasser des réserves de vivres et de munitions, installer des soldats : la seule différence notable entre les deux opérations réside dans le fait que la qal’a n’abrite , momentanément, que des soldats, tandis que la ville est le théâtre d’un déplacement de population autoritaire. Et d’autres passages montrent que, à une époque où l’habitat fortifié tend à devenir la norme (j’entends par «fortification», au minimum, la présence d’un mur ou d’un fossé), la création d’un marché et l’installation d’artisans est une des caractéristiques qui distinguent la ville (madîna).
Qal’a Ayyûb
Enfin, pour désigner des constructions de plus petites dimensions, nous trouvons encore deux termes : as-sakhra et al-burdj.
As-sakhra, qui, à l’origine, signifie «rocher», devient, en termes de fortifications, une sorte de redoute, un réduit défensif : c’est la plus petite unité fortifiée qui existe : cf. le commentaire d’Ibn Hayyân sur l’expédition de Pampelune, en 312 H. (924-925 M.) : «Ils détruisirent les châteaux (husûn) des infidèles qui se trouvaient dans cette région jusqu’à ce qu’il ne reste plus une seule sakhra debout» (p. 191).
C’est un édifice qui se rencontre toujours en zone montagneuse, au sommet d’un piton rocheux, et qui sert d’abri temporaire ou saisonnier à une garnison chargée de surveiller un point précis : une route, par exemple celle qui mène à Bobastro ou une ville comme Belda où al-Nâsir fit construire ou renforcer en 306 H./918-919 M., trois sakhra/s pour l’assiéger. Au château d’Unûh Qasbtîl, c’est une sakhra voisine qui sert de refuge à la population chrétienne menacée par al-Nâsir en 325 H. (p. 400) et l’auteur prend la peine de préciser qu’il s’agit d’un édifice séparé du corps du hisn, contrairement à la qasaba, qui fait office de refuge en pareil cas, mais se trouve, elle, toujours à l’intérieur d’un hisn.
Le même mot se retrouve, sous une forme figée, dans divers toponymes sous une forme presque totalement dénotée : dans Sakhra al-Qays, dans As-Sukhûr ou dans As-Sukhayra . M. F. Hernandez-Jimenez pense le retrouver, traduit par «pena» ou «penna» dans divers toponymes contemporains : si l’on se réfère au Glossaire du Cange, on voit que le mot a effectivement subi la même évolution que sakhra: de «roc» il prend le sens de citadelle ; néanmoins ce glissement de sens n’a pas été retenu par les dictionnaires modernes.
Beaucoup moins fréquent encore est l’emploi de burdj qui est bien une «tour carrée ou ronde attenante à un rempart… et servant de bastion ou de donjon»: quand il s’agit d’une tour isolée, on lui préfère généralement les termes de sakhra ou de qasaba, suivant la fonction de l’ouvrage.
Traitons maintenant de l’habitat fortifié urbain. La ville, qui peut, globalement, être désignée comme qal’a ou comme hisn, peut elle-même comprendre deux types de constructions défensives : al-qasr et al-qasaba.
Al-Qasr représente une demeure fortifiée à l’usage d’une garnison plus ou moins importante et du gouverneur de la ville ainsi que, à Cordoue à l’émir et à sa famille (d’où vient que, dans les textes plus tardifs, on confondra parfois qasr et munia, qui est plutôt un palais, une résidence d’agrément. C’est ainsi qu’à Seville, al-Nâsir bâtit «l’ancien alcazar appelé Dar al-Imâra». A Tolède, al-qasr, où résidait le représentant de l’émir, était le premier objectif des révoltés ; construit par ‘Amrûs b. Yûsuf en 191 H./806-807 M. , il fut détruit par les Tolédans trente ans plus tard puis reconstruit par al-Nâsir en 320 H./932-933 M. Il se trouvait commander les entrées et les sorties de la ville (à la différence d’une qasaba qui, tout en pouvant également servir de résidence officielle, n’était cependant jamais située en bordure de la ville). On peut également citer l’exemple d’Ecija dont les murailles furent détruites en 300 H./912-913 M., à l’exception du qasr, qui devait servir aux gouverneurs et aux chefs d’armée.
Le mot qasr viendrait de castillo, diminutif du latin «castrum» pour donner «forteresse» ou «palais fortifié». Toujours construit à l’intérieur d’une ville, il peut être assez vaste pour contenir les sépultures de tous les émirs umayyades; la seule ville de Cordoue en comptait plusieurs, car chacun des fils du calife al-Nâsir en était pourvu et un qasr pouvait servir de résidence à un hôte de passage. Quatre exemples de qasr/s isolés ne contredisent pas ce qui est dit plus haut : il s’agit de toponymes pré-arabes commençant par un «castellum» latin ou son équivalent en romance, et qui furent ensuite traduits en arabe, comme cela arrivait fréquemment.
Un dernier terme enfin, le plus connu, désigne le cœur fortifié de la ville oud’un «château» : al-qasaba, que l’on traduit souvent par «citadelle». Il peut d’ailleurs y en avoir deux dans la même ville, comme à Torrox, Dos Amantes ou Hisn Shâtt.
Il s’agit d’un édifice ou d’un quartier situé sur la partie haute de la ville, ou au centre d’un hisn de petite taille ; la qasaba est entourée d’un ou plusieurs murs de pierre et protégée, en outre, par les avantages du terrain (2) : ainsi le comprenaient les auteurs arabes dans l’Occident médiéval, et il a gardé le même sens en espagnol moderne sous la forme alcazaba. La qasaba d’un château peut être considérée comme l’équivalent d’un donjon : même fonction de refuge, de dépôt de vivres et de munitions. Si la qasaba se trouve au centre d’une ville, elle peut également servir de caserne pour le gouverneur et être suffisamment vaste pour contenir une mosquée, comme à Malaga.
Au sens figuré, la qasaba devient le cœur, le centre vital, la capitale même d’une région : on parle de qasaba kûra Rayyu, qasaba al-andalus.
Si ce rapide exposé nous permet de dégager quelques grands types de «châteaux», selon leurs dimensions, leurs fonctions, leur situation… beaucoup d’éléments manquent encore, non seulement à propos de ces caractéristiques elles mêmes, mais surtout en ce qui concerne les structures sociales qu’ils «ponctuent».
Seuls quelques éléments se dégagent avec certitude :
1. Un même individu peut posséder plusieurs hisn/ s. Cette possession n’est régie par aucun droit écrit, mais elle est pleine et entière, c’est-à-dire que son occupant peut en modifier l’architecture à son gré, y installer des troupes sous son commandement et y entreposer armes et nourriture. Ce type de possession dure jusqu’à ce qu’un autre individu le remplace ou lui impose obéissance, à la faveur d’un rapport de force favorable. Certains hisn/ s sont transmissibles de génération en génération comme ceux des Banû Di an-Nûn.
2. Se retrancher dans un hisn, fortifier un site, c’est projeter dans l’espace le fait de détenir le pouvoir (al-mulk) comme l’indique explicitement ce passage où Ibn Hayyân parle des «husûn qui soutenaient le pouvoir de Umar b. Hafsûn». La construction d’une fortification est alors la première manifestation de la révolte. De là «faire descendre» (d’une hauteur fortifiée) (istanzala) devient synonyme de «réduire à l’obéissance», et «descendre» (nazala) équivaut à se «se rendre». L’idée est nette dans des phrases du type : «II en destitua (istanzala) nombre de ceux qui s’y étaient approprié le pouvoir par vanité» .
3. Les hisn/s sont rarement isolés les uns des autres. Ils sont organisés en des sortes de ligues (contre le gouvernement central ou ses représentants) ou en lignes défensives (par le gouvernement central, pour protéger la zone frontière, assiéger une ville insoumise, …). Ces groupements sont désignés par le nom du plus important d’entre eux (ex. husûn Bobashtru) ou par celui de leur détenteur (husûn Banî Hudayl). D’autres indices témoignent de l’existence de ces groupes : les expressions indiquant littéralement une union, un nom unique pour désigner un ensemble, comme les husûn al-Bushârat, le fait que le gouvernement d’une ville comprenne également la gestion des hisn/s qui l’entourent, comme à Saragosse ou à Bobastro.
4.Un hisn est le centre —géographique ou politique— d’un territoire qu’il commande, protège et avec les autres hisn/s duquel il entretient une relation de domination, sans que l’ensemble soit hiérarchisé en une structure apparentée au féodalisme : il s’agit d’un rapport de force dépendant d’éléments naturels (site escarpé, présence d’une mine, passage sur un fleuve, …) et institutionnels (lieu où réside le gouverneur, puissance personnelle du détenteur du hisn, …).
D’autres textes permettront certainement de compléter ces remarques, et surtout ceux qui concerne le IXème siècle, l’époque de la première fitna et qui pourrait avoir connu ce que l’on a appelé, à propos d’autres régions, une «révolution castrale».
(1): IBN HAYYAN, al-Muqtabas (T.V.), éd. P. Chalmeta, Madrid, Instituto Hispano-Arabe de Cultura, 1979.
(2): Toutes les enceintes n’étaient pas de pierre ; le fait que le chroniqueur précise ce détail, quand il a lieu, doit être un indice de sa rareté. D’autres signes laissent encore supposer une large utilisation du bois : l’abondance des forêts en al-Andalus (qui exportait du bois) attestée par tous les géographes ; la liste des ouvriers «prêtés» par al-Nâsir à Mûsâ b. Abî-l-’Afiyya en 324 H., et qui ne comprend aucun spécialiste du travail de la pierre, bien qu’il s’agisse de construire des hisn/s : cf. Muqtabas, p. 388 ;et surtout, la rapidité d’exécution et de démolition des constructions.
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