Le Marché Kabyle d’antan – Constitution
3 06 2020
La tribu qui aliène, au profit de tous, une partie de son territoire , y conserve cependant encore une certaine autorité. C’est à son cheikh qu’appartient principalement la police du marché.
Ordinairement elle n’use de ce droit que pour assurer le maintien de l’ordre et la liberté des transactions; cependant quelques-unes en profitent pour se créer d’assez étranges privilèges. Sur le lundi des Beni-Djennâd, on prétend que les étrangers n’ont que le droit de vendre et ne peuvent rien acheter. Cette singulière restriction apportée à la liberté des échanges a, diton, pour objet d’empêcher les prix de monter.
La police de détail est dévolue aux cheikhs des diverses tribus, chacun en ce qui le concerne; s’il s’élève une difficulté entre un vendeur et un acheteur, leurs cheikhs interviennent et jugent le différend. Si les cheikhs ne s’accordent pas, on a recours à un marabout.
Les marabouts figurent toujours comme médiateurs dans les transactions importantes, et ils remplissent leurs fonctions d’experts et d’arbitres sans demander d’autre prix que les bénédictions et les actions de grâces des contractants; mais, s’il y a lieu de passer un acte, le marabout ou le tâleb qui le rédige a droit à des honoraires, ordinairement fort modiques.
La surveillance du marché n’appartient au pouvoir local que là où le pouvoir central ne se montre pas, soit qu’il ne puisse y paraître à cause de l’état d’insoumission des tribus, soit qu’il néglige de s’y faire représenter. Là où siège le mandataire du prince, la suprématie lui appartient de plein droit.
L’intervention de l’état dans l’administration des marchés est reconnue, par les indigènes eux-mêmes, comme l’attribut légitime de la souveraineté et comme la conséquence naturelle de leur soumission. Les Turcs avaient fait, de cette prérogative, un de leurs principaux moyens de gouvernement. Dans tous les pays soumis à une administration régulière, c’est a côté des centres d’activité commerciale qu’ils avaient posé les centres d’autorité politique. Les bordj ou prétoires de leurs Caïds occupaient les principaux marchés. La raison en était simple : dans une tribu ils ne tenaient que la tribu; sur le marché ils les tenaient toutes.
Le droit de haute surveillance des Caïds turcs trouvait une sanction fiscale dans l’institution du meks. C’était une redevance de dix pour cent imposée à toutes les marchandises. Elle se percevait à l’entrée et en nature, au profit, soit du trésor, soit de son mandataire. Dans les contrées qui échappaient à l’action du gouvernement, et en particulier dans la Kabylie insoumise, ce droit d’octroi n’existait pas, mais les Kabyles le payaient sur les marchés arabes, où l’insuffisance des denrées nécessaires et la surabondance des denrées de luxe les appelaient irrémissiblement. On dit que le meks de Bougie produisait un revenu assez considérable.
Dans l’impossibilité d’asseoir directement son autorité sur les marchés de la Kabylie insoumise, le gouvernement turc les avait mis en quarantaine. Il était interdit aux tribus raïa de les fréquenter. Elles ne pouvaient s’y rendre qu’en cachette et à l’insu de leur Caïd.
Les avantages qu’elles y trouvaient pour le placement de leurs grains et de leurs laines, et la défense même qui leur était faite, les excitaient à la contrebande. Sur les marchés les plus importants de la Kabylie, siège un kâd’i , personnage considérable, non-seulement par son savoir, mais par sa piété et par sa naissance , à la fois marabout, jurisconsulte et grand seigneur. Il ne juge que les affaires civiles. La connaissance des causes criminelles appartient à chaque cheikh dans le ressort de sa tribu.
Le kâd’i siège, soit au pied de l’arbre qui ombrage la source , soit à côté du marabout qui occupe le centre du marché. C’est là qu’il tient ses audiences, entouré de quelques marabouts et notables de la contrée qui recueillent ses décisions.
Sur les marchés secondaires, la justice civile est administrée soit par les marabouts, soit, à leur défaut, par de simples tâlebs, espèces de licenciés en droit musulman, choisis pour arbitres par les deux parties : mais on ne soumet à la décision de ces derniers que les contestations de peu d’importance. Tous les procès graves sont déférés à la juridiction du kâd’i, que les plaideurs vont chercher sur les marchés où il siège. On comprend que toute cette justice est prompte et gratuite. Quoique chacun soit libre de la demander à qui bon lui semble, cependant il est d’usage de s’adresser, pour le règlement des affaires litigieuses, au siège le plus voisin. Le territoire de l’Algérie, et plus spécialement encore le territoire de la Kabylie, se trouvent ainsi partagés en circonscriptions judiciaires analogues à celles qui existent en France, et elles correspondent aux circonscriptions commerciales, les tribus qui composent la clientèle d’un marché étant justiciables du tribunal dont il est le siège.
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