De Sila à Gadiaufala : urbanisation et municipalisation dans la Numidie cirtéenne méridionale (2/2)

1 06 2020

 

 

- Yann Le Bohec -

Publications de l’École Française de Rome

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En arrivant à Tigisis, aujourd’hui Aïn el-Bordj, on trouve une ville aux fonctions différentes, qui semble avoir été surtout chargée de contrôler des tribus indigènes.

 

Ce centre est relativement bien connu, en particulier grâce aux fouilles et recherches de S. Lancel et P. Pouthier, et il a mérité une notice dans la thèse de Cl. Lepelley. Il a été installé sur un site particulièrement bien choisi : à 950 mètres d’altitude, il domine la plaine de Bahiret et-Touila. La situation, en revanche, présente moins d’avantages que celles de Sigus ou Gadiaufala : point de carrefour ici ; on peut seulement dire que la ville se trouvait sur l’axe Sigus-Gadiaufala, portion d’une route autrement importante qui reliait Carthage à Cirta et Sétif.

 

L’occupation la plus ancienne devait être le fait d’indigènes. Outre le nom, on peut invoquer, à l’appui de cette hypothèse, l’importance d’un culte africain, celui de Saturne : M. Le Glay a repéré trois stèles à Tigisis et il pense que ces monuments devaient accompagner un sanctuaire du dieu. De plus, le grand nombre de tribus mentionnées dans les environs rend cette origine hautement probable.

 

Une forteresse aurait été installée en ce lieu dès les débuts de l’époque romaine : si elle a bien existé, ce qui reste à établir, elle devait à la fois contrôler les indigènes restés fidèles à leurs traditions et protéger les immigrants, eux aussi africains, mais romanisés depuis l’époque de César ou d’Auguste comme le montre la fréquence du gentilice Iulius. L’importance de Tigisis ne paraît guère d’après ce que les fouilles ont livré, un arc daté de 198, un mur du VIe siècle de 220 mètres sur 190, et une soixantaine d’inscriptions. Le vandalisme du XIXe siècle a fait son œuvre ici aussi.

 

De ce fait, la vie municipale reste en partie dans l’ombre. On ignore le statut de ce centre. Cl. Lepelley suppose qu’il fut un simple pagus jusqu’au milieu du IIIe siècle. Une chose paraît assurée : il dépendait de Cirta. Des bornes de délimitation le laissent penser; on trouve, au sud de Tigisis, la mention d’un homme inscrit dans la tribu Quirina, et originaire de la «capitale» de la Confédération; enfin, la commune aurait offert une dédicace «Genio coloniae Cirtensium» (mais l’authenticité de ce document a été mise en doute). À partir du milieu du IIIe siècle, l’agglomération devint indépendante. En 305, elle possédait sa «pleine autonomie municipale», mais son titre demeure mystérieux, et il n’est pas assuré qu’elle soit devenue par la suite municipe, contrairement à ce qui a été parfois écrit. Les institutions, un peu mieux connues, ne vont pas à l’encontre de ces hypothèses. En 198 est attesté un décurion; la même inscription évoque la promesse d’une somme honoraire et fait intervenir le légat gouverneur. L’épigraphie mentionne des décurions en 295, et l’ordo entre 293 et 305; s. Augustin, se référant à des événements de 305, parle également de l’ordo et d’un curateur. Tigisis disposait d’un trésor public.

 

Ces institutions et ces statuts, dans la mesure où on peut les connaître, ne présentent aucun caractère exceptionnel. Pourtant la cité à joué un rôle bien particulier dans un domaine précis, comme l’a d’ailleurs montré S. Lancel : entourée de tribus indigènes, elle devait les contrôler et les séduire en leur montrant les charmes de la vie à la romaine. Dès l’époque de Vespasien un légat en mission extraordinaire délimite les territoires de Cirta, des Nicibes et des Suburbures Regiani. À la même époque, au nord-ouest de Tigisis, une inscription désigne les agr(i) pub(lici) Cir(tensium) ads(ignati) Suburb(uribus) Reg(ianis) et Nicibibus .

 

Où vivaient donc les peuples qui entouraient ce centre? À l’est, mais assez loin, et plus près de Gadiaufala d’ailleurs, se trouvait la cité des Nattabutes. Au nord-ouest s’étaient installés les Nicibes, en tout ou en partie; par la suite, cette nation, ou une fraction d’entre elle qui aurait nomadisé ou aurait été refoulée, est attestée vers Ngaous (Niciues), dans le sud-ouest de la Numidie Cirtéenne.

 

Où placer les Suburbures Regiani? J. Desanges, avec prudence, les situe simplement aux environs de Tigisis; mais, comme les Nicibes occupaient le nord-ouest et les Nattabutes l’est, on peut proposer, à titre d’hypothèse, la région méridionale, ce qui expliquerait en outre l’absence de ruines romaines à cet endroit. Quoi qu’il en soit, des Suburbures Regiani furent déplacés vers l’ouest, ou migrèrent spontanément, et on les retrouve sous Septime Sévère aux environs de Saint-Donat ou d’Azziz ben Tellis. Ainsi Tigisis a joué un grand rôle à l’égard des tribus africaines, et c’est une des principales originalités de ce site. Les campagnes environnantes, en revanche, ne présentent guère de particularités, et la carte archéologique paraît calquer celle de Sigus : on observe un espace vide immédiatement au sud et des ruines romaines réparties à peu près équitablement au nord et assez loin vers le sud. Tout au plus peut-on relever la présence d’un important domaine impérial, le saltus Sorothensis, à quelque vingt kilomètres dans le sud-sud-ouest de la ville.

 

Mais Tigisis semble avoir joué un rôle local pendant longtemps. Des évêques sont attestés vers 305, en 411, 484, au VIe siècle, en 602, au VIIIe et même au IXe siècle. L’époque byzantine a laissé d’autres traces, et d’abord ce que Ch. Diehl appelait un fortin et qui est plus justement, comme l’a bien vu Cl. Lepelley, une forteresse, occupant une superficie de 3,96 hectares. Cette construction correspondait certainement à une réelle nécessité militaire, car en 535 eut lieu dans les environs un conflit qui opposa le byzantin Althias au berbère Iaudas. Enfin, au milieu du VIIe siècle est attesté un dux.

 

 

 

 

 

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Première campagne de fouilles à Tigisis 1955 – 1956

(Serge Lancel; Pierre Pouthier)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’originalité de Tigisis tient donc au rôle qu’elle a joué à l’égard des populations indigènes et à sa survie tardive. Celle de Gadiaufala, actuellement Ksar Sbahi, tient au contraire à sa position qui en a fait nœud routier plus important encore que Sigus. La ville a été bâtie à environ 900 mètres d’altitude, sur une éminence qui domine les Hautes Plaines, au contact de deux reliefs orientés, et près des derniers plis de l’Atlas Tellien. Mais c’est surtout sa situation qui retient l’attention; elle se trouvait au centre d’une véritable étoile de voies romaines, sur deux axes majeurs, celui qui reliait Carthage à Sétif (par Tipasa et Thubursicu Numidarum à l’est, par Tigisis et Sigus à l’ouest), dont une branche partait vers Cirta, et celui qui unissait Cirta à Tébessa en passant par Vattari (Fedj es-Siouda). De Gadiaufala on pouvait également atteindre Ksar Adjeledj au sud-ouest et Thibilis (Announa) au nord-est. Cette bonne fortune, conséquence de la situation géographique, ne s’arrête pas là; la région fut recouverte d’oliviers et la ville devint un important centre oléicole : on y a retrouvé de nombreux pressoirs.

 

La richesse économique attira un fort peuplement. Les tribus indigènes furent naturellement moins choyées par le pouvoir politique, et seuls les Nattabutes purent rester dans les environs (immédiatement au nord), et encore est-ce parce qu’ils se regroupèrent autour d’une ciuitas, à Oum Krekech. À cet égard donc, Gadiaufala jouait un rôle moindre que celui de Tigisis. En revanche affluèrent Romains et romanisés; l’occupation, ancienne et massive, fut en particulier l’œuvre de vétérans.

 

La bonne fortune des archéologues n’a pas voulu se montrer généreuse pour ce site. On en pressent l’importance : de nombreuses maisons et une forteresse ont été repérées, et on connaît un chevalier originaire de cette ville. On a également retrouvé un aqueduc, une nécropole et une cinquantaine d’inscriptions, en plus des pressoirs déjà mentionnés.

 

Et la moisson épigraphique n’est pas seulement peu abondante : elle est aussi peu explicite. On ignore tout du statut et des institutions de cette agglomération. Cependant, certaines données incitent à formuler une hypothèse. Et d’abord, l’importance économique et stratégique de Gadiaufala ne peut plus être sous estimée. En outre, cette ville, comme nous l’apprend un milliaire, est liée à Cirta. Enfin, on y retrouve une onomastique proche de celle de Tigisis, avec beaucoup de Iulii, ce qui n’est pas très original, il est vrai, mais aussi des Caecilii et des Geminii, gentilices moins fréquents. Alors, si Cl. Lepelley a pu supposer que Tigisis avait reçu le statut de pagus, peut-être ne me taxera-ton pas de témérité si on propose l’hypothèse que Gadiaufala ait été également un pagus, appelé par la suite respublica et castellum, et doté de magistri et d’un ordo de décurions.

 

Mais il ne s’agit là que d’une supposition. On retrouve un terrain plus solide avec l’examen des ruines romaines repérées sur le terroir de cette agglomération. L’examen de la carte archéologique révèle de fortes densités et une occupation particulièrement importante au nord-ouest et au sud-ouest, surtout en liaison avec les reliefs, situation qui n’est pas sans évoquer celle qui a été observée dans les environs de Sila. Les campagnes situées au nord-est et au sud-est de la ville ont été également occupées, et une inscription indique, dans les environs, l’existence d’un uicus lié à un marché (nundinae) et à un temple.

 

Après un apogée qu’il faut placer sans aucun doute sous le Haut Empire, le destin de Gadiaufala devint plus terne, à l’inverse de ceux de Sila et Tigisis, à l’instar de celui de Sigus. Des évêques sont attestés en 255-256 et 484, ainsi qu’une église à trois nefs de 25 mètres sur 12.

 

Au VIe siècle, peut-être, existait un domaine installé sur un municipe; enfin, à l’époque byzantine, on construisit un fortin (et non une forteresse : l’enceinte ne couvrait qu’un espace modeste de 0,16 hectare). Gadiaufala fut donc un important carrefour sous le Haut-Empire, et un centre agricole voué au moins à l’oléiculture, peut-être aussi un pagus devenu castellum.

 

Cette enquête souffre des lacunes de la documentation et de la part des hypothèses; elle nous laisse donc dans une relative incertitude, comme il arrive parfois en histoire ancienne.

 

Certains résultats paraissent néanmoins acquis. Ces quatre agglomérations possèdent des points communs : elles sont situées dans le sud de la Numidie Cirtéenne, elles sont unies à la «capitale» par des liens de subordination et il s’agit de centres urbains petits ou moyens, de dimensions analogues, qui devaient leur prospérité en partie à l’oléiculture.

 

Des différences peuvent également être relevées. Sigus et surtout Gadiaufala bénéficiaient de leurs situations qui en faisaient d’importants carrefours, alors que Tigisis et surtout Sila jouaient un moindre rôle dans le domaine des communications. Tigisis en revanche et Gadiaufala à un moindre degré avaient pour double mission de contrôler les indigènes et de les séduire : nombreux dans les montagnes, ceux-ci ont été soit refoulés, soit recouverts par une deuxième couche de population, plus romanisée, à laquelle ils se sont mêlés.

 

L’histoire municipale, elle aussi imparfaitement connue, repose sur une certitude et sur deux hypothèses. Ainsi Sigus reçut le titre de pagus, sans doute avant la fin du Ier siècle, et fut appelée «respublica» et «castellum» dans la première moitié du IIIe siècle. On peut penser, avec Cl. Lepelley, que Tigisis suivit la même évolution, et je propose de formuler une supposition analogue pour Gadiaufala. Voilà les réponses, certes partielles, que l’on peut donner aux questions «Quand?» et «Comment?» Le «Pourquoi?» relève plus de l’évidence; les promotions reconnaissent à la fois la prospérité et la romanisation : là, le droit rejoint l’économie et la culture.

 

Ces quatre villes paraissent avoir eu des destins différents pour la période qui va de l’Antiquité tardive à la reconquête byzantine. Alors que Sila et Tigisis maintenaient leur niveau de richesse, Sigus et Gadiaufala semblent s’être effacées. Quoi qu’il en soit, après l’accession au titre de pagus, avant la fin du Ier siècle, et au rang de castellum, au début de l’ère sévérienne sans doute, plus aucune évolution n’est attestée par les sources.

 

On peut maintenant résumer l’histoire de l’urbanisation pour le sud de la Numidie Cirtéenne : deux phases d’essor au Ier et au IIe siècle ont été récompensées par des transformations juridiques; le IIIe siècle a sans doute été caractérisé par un ralentissement des activités; du IVe au VIe siècle, les villes semblent avoir suivi des destins divergents, mais aucun titre nouveau n’accompagne la fortune maintenue de Sila et Tigisis. Pour les cas qui ont retenu notre attention une conclusion s’impose : les mutations municipales récompensaient donc les longues phases d’essor économique et de romanisation; en revanche, une période d’essor n’entraînait pas nécessairement un changement de statut municipal.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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