De Sila à Gadiaufala : urbanisation et municipalisation dans la Numidie cirtéenne méridionale (1/2)
14 04 2020- Yann Le Bohec -
Publications de l’École Française de Rome
L’étude de quatre agglomérations du sud de la Numidie cirtéenne (Sigus, Sila, Gadiaufala et Tigisis) met en valeur les liens entre droit public et histoire. Il s’agit de centres indigènes qui ont été romanisés et qui vivaient de l’oléiculture. Sigus jouait en outre le rôle de nœud routier, tout comme Gadiaufala, cependant que Tigisis surveillait des populations locales. Du statut de pagus, Sigus, et peut-être Gadiaufala et Tigisis, passèrent à celui de castellum au terme d’un long essor économique. Pendant l’Antiquité tardive, deux des quatre centres maintinrent leur dynamisme (Sila et Tigisis), les deux autres paraissant au contraire avoir connu un certain déclin.
«Du point de vue de Sirius», tous les hommes se ressemblent; toutes les villes de l’Afrique romaine devaient aussi se ressembler, et pourtant un examen attentif révèle bien des différences, comme le montrera l’étude de Sila, Sigus, Tigisis et Gadiaufala.
À partir de l’étude de ces quatre cas, mettre en rapport droit public et histoire. On envisage de voir d’un côté les statuts et les institutions, de l’autre le développement humain et économique, l’urbanisme aussi, en mettant l’accent sur la chronologie, ce qui revient à replacer l’histoire municipale dans l’histoire générale; cette enquête essaiera donc de répondre à trois questions : «Quand?» «Pourquoi?» et «Comment?». Si on peut savoir à quel moment tel centre a reçu tel titre, il serait intéressant de connaître les motifs qui ont conduit l’autorité impériale à octroyer ce nouveau rang, à cette époque précise, de savoir dans quel contexte l’événement s’est produit.
S’agissant des quatre villes nommées plus haut, et qui appartiennent toutes à la partie méridionale de la Numidie cirtéenne, l’entreprise ne va pas sans difficultés en raison des inégalités de la documentation. Certes, chaque site a livré des inscriptions, mais le nombre de ces textes varie de l’un à l’autre. De plus, on se demande souvent ce que signifie la mention «RR», «ruine romaine», sur l’Atlas archéologique, surtout du point de vue de la datation. Mais ces difficultés ne sont-elles pas le lot commun de tous les antiquisants?
Elles sont d’ailleurs atténuées par l’existence d’une bibliographie récente et de qualité. La vie municipale commence à être bien connue grâce, notamment, aux travaux de J. Gascou (1) et de Cl. Lepelley (2) (mais bien d’autres noms pourraient être cités, et mériteraient de l’être). En outre, J. Desanges (3) puis J.-M. Lassère (4) ont donné des descriptions précises et complètes des populations qui ont vécu dans l’Afrique romaine et sur ses marges. Ainsi, certains résultats paraissent maintenant solidement acquis. On devrait désormais tenter d’aller au-delà, et c’est ce que on se propose d’essayer.
Le choix de ces cités ne relève pas du hasard. Elles présentaient en effet un certain nombre de points communs qui tiennent à l’histoire et à la géographie.
Situées au sud de la Numidie Cirtéenne, elles se trouvent toutes les quatre sur la ligne de contact entre l’Atlas Tellien (ici les Monts du Constantinois) et les Hautes Plaines.
De plus, les populations indigènes sont assez bien connues. Leur présence, importante et très ancienne, est attestée dès la Préhistoire qui a laissé de nombreux monuments : il y en aurait eu plus de 2000 aux environs de Sila et plus de 1000 autour de Sigus. Pour l’époque historique, on peut nommer plusieurs peuples, et tout d’abord les Musulames. Une importante partie d’entre eux se trouvait au sud-ouest, au sud et au sud-est de la Confédération Cirtéenne; cette fraction fut cantonnée sous les Flaviens, puis déplacée, et on la retrouve, au IIIe siècle, au nord ouest de Tadutti (Aïn el-Hammam, ex-Fontaine Chaude). Les Nattabutes, les Nicibes et les Suburbures Regiani semblent avoir occupé un espace moindre, et seront évoqués plus loin, en relation avec les cités près desquelles ils vivaient.
La romanisation de ce secteur paraît avoir été accompagnée d’une certaine uniformisation de l’économie, ce qui, au demeurant, n’a rien de surprenant, puisque les conditions géographiques étaient voisines et les techniques rudimentaires. Ainsi, l’oléiculture, pour autant qu’on puisse le savoir, a joué un grand rôle. Elle était pratiquée sur de petits domaines soumis à des contraintes collectives, et a favorisé la sédentarisation, suivant un processus bien connu, ainsi que l’accroissement de la population; les densités rurales, normalement élevées, avaient été accrues par l’installation de vétérans.
Cette romanisation, précisément, s’est développée de même dans un cadre unique, puisque Sila, Sigus, Tigisis et Gadiaufala, se trouvant sur le territoire de la Confédération, étaient liées à Cirta, cité dont l’histoire est assez bien connue. La ville avait été donnée par César à Sittius, un condottiere qui s’était mis à son service. Elle était devenue colonie de droit public entre 36 et 27 av. J.-C. d’après J. Gascou, sous Auguste selon Cl. Lepelley , et déjà elle contrôlait des pagi. Trois de ces derniers, Rusicade, Chullu et Mileu, furent promus sous Trajan et, avec la capitale, formèrent alors la «Confédération des quatre colonies». Pendant ce temps, d’autres centres, dont les quatre qui nous occupent, se développaient eux aussi et recevaient les titres de pagi ou castella. A. Beschaouch a étudié la pertica de Carthage; il y a vu une opposition entre les pagi, peuplés de citoyens romains, et les castella, laissés aux peregrins; J. Gascou, à partir d’autres exemples, pris justement dans la Confédération Cirtéenne, pense à l’opposé que, dans ce cas au moins, les castella n’étaient que les noyaux urbanisés de pagi dans lesquels indigènes et immigrants se sont harmonieusement fondus. Parmi les arguments utilisés par J. Gascou pour bâtir sa théorie l’histoire de Sigus intervient au premier chef. Mais voyons les caractères originaux de chacun de ces quatre centres, en suivant l’ordre le plus simple, celui de la géographie.
Nous commençons alors par une ville sans doute oléicole, Sila, aujourd’hui Bordj el-Ksar, située à environ 900 mètres d’altitude et prise entre deux reliefs orientés qui atteignent celui du nord-ouest 1180 mètres et celui du sud-est, le Djebel Fortas, 1477 mètres. Cette configuration lui confère un relatif isolement, la place dans une sorte de défilé d’où ne part qu’une unique route qui bifurque ensuite vers Sigus et Cirta.
D’origine indigène comme le suggère son nom, l’agglomération a accueilli des immigrants, des Africains devenus citoyens romains à en croire leur onomastique. Et au milieu du Ier siècle elle reçut une nouvelle impulsion pour des raisons d’ordre militaire : elle fit partie du système défensif qui entoura Constantine et elle abrita en tout ou en partie la IIe Cohorte de Thraces.
À son apogée, la ville possédait des monuments sans doute importants, mais qui ont mal traversé l’épreuve des siècles: «On ne voit du reste à Sila aucun édifice digne d’attention sauf un fort byzantin». Il en reste un rempart, des thermes, une vingtaine de bâtiments, et une nécropole, le tout couvrant environ 16 hectares. On y a retrouvé des pressoirs, et c’est sur ces découvertes que l’on s’est fondé pour lui attribuer un caractère oléicole. L’abondante moisson épigraphique qui y a été effectuée – trois cent quarante sept textes – confirme cette impression : Sila ne doit pas être prise pour une agglomération négligeable.
Du point de vue du droit public, également, la documentation suggère les mêmes réflexions. Certes, comme le montrent en particulier trois bornes de délimitation, des liens de subordination existaient à l’égard de Cirta; mais les milliaires indiquent que la numérotation se faisait à partir de Sila, et non de la «capitale», caractère original qui mérite d’être souligné.
Dans la deuxième moitié du IIIe siècle, fonctionnait une respublica, attestée par l’épigraphie; elle est mentionnée par des inscriptions, ainsi que par un texte non daté. Elle était administrée par des décurions qui pouvaient voter des décrets et qui constituaient un ordo, et, à partir de 223 au plus tard, elle disposait d’un trésor public. À sa tête se trouvaient des notables : ils sont appelés magistratus ; une pierre ne porte que les trois lettres MAG, que l’on hésite à développer en mag(istratus) , par référence au document précédent, ou en mag(ister) par analogie avec ce qui se faisait dans les castella en général et dans ceux de la Numidie Cirtéenne en particulier. Une flaminique est peut-être également évoquée ailleurs. Enfin, on soulignera un point commun avec Cirta; les habitants de Sila paraissent avoir été inscrits dans la tribu Quirina, mais cette appartenance y est indiquée beaucoup plus rarement qu’à Sigus, par exemple : faut-il comprendre que la citoyenneté y revêtait un aspect exceptionnel, ou bien s’agit-il d’habitudes locales? On ne sais. L’importance de l’élément indigène ressort de la persistance de pratiques de type berbère pour les sépultures .
Les campagnes environnantes, dans la mesure où elles sont connues, présentent des caractères originaux, avec de nombreuses fermes dispersées. On a déjà indiqué le grand nombre de pressoirs trouvés dans l’agglomération; il manifeste l’importance de l’oléiculture. On notera également que les mentions de ruines romaines présentent une particulière densité non pas dans la plaine, mais sur les massifs environnants et surtout sur les bordures de ces reliefs, avec un avantage net au nord-ouest sur le sud-est. D’autre part, on n’a relevé aucun nom de tribu indigène dans ce secteur : les bornes de délimitation connues, au nombre de trois, ne mentionnent que le territoire de Cirta; elles ont été trouvées à environ trois kilomètres au nord de l’agglomération, soit à une distance très courte.
La fortune de Sila traversa les siècles. Le christianisme s’y développa; les fidèles pratiquaient le culte des martyrs et purent financer la construction d’au moins deux basiliques. Des évêques sont attestés de l’époque byzantine également date un fortin de 0,20 hectare.
Sila était donc un petit centre oléicole, qui fut qualifié de respublica dans la première moitié du IIIe siècle, et dont la prospérité, modeste et stable, dura, avec des crises sans doute, depuis le Ier siècle de notre ère jusqu’au VIe siècle au moins.
Sigus, qui a conservé son nom antique, présentait des caractères analogues mais aussi une originalité : il s’agit également d’une ville vivant de l’agriculture, et notamment de l’oléiculture, mais elle jouait en plus le rôle de nœud routier.
Située elle aussi à environ 900 mètres d’altitude, entre le Djebel Fortas au sud-ouest et les derniers plis des Monts du Constantinois au nord, elle bénéficiait en effet d’une situation privilégiée, se trouvant au carrefour de deux axes majeurs reliant des centres d’une importance fondamentale pour l’administration et l’économie de la province : là se croisaient les routes Tébessa-Constantine et Carthage-Sétif par Gadiaufala et Tigisis.
Sigus avait sans doute une origine africaine, comme l’indiquent son nom et le fait que son deus patrius se soit appelé Baliddir. De plus, le noyau de sa population était constitué par des Africains romanisés à l’époque de César ou d’Auguste, ainsi que nous l’apprend l’onomastique, car on y constate, comme à Sila d’ailleurs, la présence d’un important contingent de Iulii. Le rôle routier a sans aucun doute contribué à donner une importance particulière à Sigus. Le plan est difficile à connaître : «On n’en distingue plus que quelques maigres vestiges». On y a repéré de nombreuses maisons, un aqueduc, une nécropole, des pressoirs, une basilique et des thermes, et l’épigraphie a livré une moisson de trois cent soixante quinze textes. Le statut juridique, par bonheur, est assez bien connu. Une inscription, que J. Gascou attribue à la fin du Ier siècle en raison du formulaire, mentionne un pagus. Dans la première moitié du IIIe siècle, comme à Sila, existait une «respublica», titre qui apparaît en 197, vers 225-226 et en 242, ainsi que dans un texte non daté; simultanément, elle avait également droit à la dénomination de «castellum», que l’on trouve dans une inscription postérieure à la mort de Septime Sévère.
Mais, dans tous les cas, Sigus se trouvait dans la dépendance de Cirta, où elle resta au moins jusqu’au milieu du IIIe siècle, comme le montrent les bornes de délimitation, sur lesquelles nous reviendrons, et un certain nombre de documents qui concernent la vie municipale de cette agglomération.
Comme partout, les institutions comprennent une assemblée restreinte et des magistrats. Les décurions, «conseil d’administration» de ce «centre urbain d’un simple pagus», votent des décrets, attestés depuis l’époque d’Hadrien jusqu’au début du IIIe siècle, et ils disposent d’un trésor public. Les élus, qui doivent acquitter une somme honoraire, portent le titre de «magister pagi», dont on a plusieurs exemples, ou revêtent l’un des multiples sacerdoces connus, en particulier le flaminat. Les simples citoyens sont inscrits, ici aussi, dans la tribu Quirina, si souvent mentionnée qu’elle est parfois abrégée à son initiale, et de nombreux Cirtéens résident à Sigus.
Le rôle de cette ville s’explique par sa situation, mais aussi par la richesse de son terroir, qui est fondée en partie au moins sur l’oléiculture, comme on l’a vu. La configuration de l’habitat rural se retrouve avec le même aspect qu’à Tigisis : immédiatement au sud des deux villes s’étend une bande de terrain à peu près vide; les ruines romaines sont assez bien réparties entre la zone nord et celle qui est située plus au sud. Les bornes de délimitation, assez nombreuses, ne mentionnent aucun peuple indigène, mais seulement Cirta et Sigus.
Ces bornes de délimitation ont donc été mises en place pour l’essentiel à l’époque d’Hadrien, et surtout dans la dernière année du règne. Elles montrent que Sigus se trouvait sans conteste possible sur le territoire de la Confédération. Si la documentation présente une relative abondance pour les trois premiers siècles de notre ère, elle se fait beaucoup plus rare pour l’Antiquité tardive, et nous pouvons seulement dire que sont mentionnés des évêques en 411 et 484. Ce silence paraît bien difficile à expliquer : faut-il faire intervenir une variation des axes commerciaux? On ne sait.
Quoi qu’il en soit, Sigus se révèle pour nous comme un centre oléicole et un important nœud routier sous le Haut-Empire, sans doute honoré du titre de pagus dès la fin du Ier siècle, assurément constitué en respublica de 197 à 242, et castellum au plus tard au lendemain de la mort de Septime Sévère.
(1) J. Gascou, La politique municipale de l’Empire romain en Afrique Proconsulaire de Trajan à Septime Sévère, 1972, 258 p
(2) Cl. Lepelley, Les cités de l’Afrique romaine au Bas-Empire, 1979 et 1981, 2 vol., 422 et 609 p.
(3) J. Desanges, Catalogue des tribus africaines de l’Antiquité classique à l’ouest du Nil, 1962, 297 p.; voir aussi, du même, Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, V, 1-46, 1980, 499 p
(4) J.-M. Lassère, Vbique populus, 1977, 715 p
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