Bombardement d’Alger sous Louis XIV
5 01 2020
Alger que les Français bombardent en 1682. Gravure hollandaise de 1689
Louis XIV, voulant réprimer les corsaires algériens qui mettait des entraves au commerce français, chargea l’amiral Duquesne du soin de les réprimer. Il s’en acquitta avec gloire et succès : deux fois Alger fut bombardée par ce dernier. Louis XIV ne pouvait donc ajourner davantage le châtiment qu’avaient encouru les Algériens.
L’expédition dont le brave Duquesne fut chargé se composait de onze vaisseaux de guerre, de quinze galères, de cinq galiotes à bombes, de deux brûlots et de quelques tartanes.
C’était la première fois que sur mer on allait se servir de mortiers à bombes, inventés par un jeune Navarrais nommé Renaud d’Éliçagarray.
«On n’avait pas d’idée, dit Voltaire. que des mortiers pussent n’être pas posés sur un terrain solide : sa proposition révolta. Renaud essuya les contradictions et les railleries que tout inventeur doit attendre ; mais sa fermeté et son éloquence déterminèrent le roi à permettre l’essai de celle nouveauté. »
Les galiotes proposées par Renaud étaient des bâtiments de la force des vaisseaux de cinquante canons, mais ils avaient un fond plat et étaient très-garnis de bois pour résister à la réaction de la bombe.
Chacune de ces galiotes était armée de deux mortiers placés en avant du grand mât, et de huit pièces de canon placées à l’arrière du bâtiment, quatre de chaque bord. Dans le combat, elles présentaient la pointe à l’ennemi, de manière à offrir une moindre surface à ses coups. Les mortiers de douze ou quinze pouces étaient établis sur une plateforme de bois supportée par des couches de madriers et de câbles.
La flotte parut devant Alger vers la fin d’août 1682 ; mais la grosse mer empêcha l’attaque pendant quelques jours : il fallut attendre le calme pour que les vaisseaux pussent prendre leur poste de combat.
Le feu s’ouvrit alors; mal dirigé d’abord, il fit peu de mal aux corsaires de la Régence: un mortier, chargé d’une bombe, laissa même tomber son projectile enflammé dans l’intérieur du navire d’où il devait être lancé.
Duquesne ordonna aux galiotes de se rapprocher de la ville, et le tir recommença avec plus de justesse et de vivacité que la première fois.
Cette attaque dura pendant toute la nuit et causa des dégâts considérables dans la ville et dans le port. Le jour suivant, le mauvais temps força l’amiral à rompre ses lignes; mais le 5 septembre, il y eut un nouveau bombardement plus terrible que les précédents. Le
lendemain, on vit le père Levacher, vicaire apostolique qui remplissait à Alger les fonctions de consul de France, s’approcher du vaisseau amiral pour faire des propositions de paix. Duquesne ne voulut pas le recevoir : « Si les Algériens, dit-il, désirent la paix, ils n’ont qu’à venir eux-mêmes à bord pour la demander. » Et le bombardement fut repris avec une nouvelle vigueur. Le 5, des envoyés du dey se présentèrent : l’amiral exigea qu’au préalable tous les esclaves français fussent rendus, condition qui ne fut pas acceptée. Mais, le mauvais temps s’étant déclaré et la saison étant fort avancée, Duquesne fit voile, le 12 septembre, pour rentrer dans le port de Toulon.
Cette expédition, dont le succès était loin d’être complet, eut néanmoins un grand retentissement en Europe, tant à cause de l’innovation des mortiers employés à bord des galiotes qu’à cause des désastres essuyés parles Algériens; car leur ville était pour ainsi dire détruite. Cependant leur audace ne les abandonnait point encore : ils se vantaient d’être assez riches pour en rebâtir une nouvelle.
Louis XIV résolut donc de renouveler l’attaque au printemps de l’année suivante. L’hiver fut employé à radouber les vaisseaux, à perfectionner les galiotes.
La nouvelle expédition prit la mer vers la fin de juin 1685.
A son arrivée devant Alger, elle rallia cinq vaisseaux français commandés par le marquis d’Amfreville. Le 28 juin, les galiotes, s’étant embossées devant Alger, commencèrent le bombardement et jetèrent un grand nombre de projectiles dans ta ville.
La consternation des Algériens fut si grande, que le divan envoya aussitôt le père Levacher pour solliciter la paix.
Celui-ci, que l’amiral avait refusé de recevoir à son bord l’année précédente, était cette fois accompagné d’un Turc et d’un interprète. Duquesne demanda, avant d’entamer aucune négociation, que tous les esclaves français et étrangers, pris à bord des bâtiments français, lui fussent livrés, menaçant de recommencer le bombardement si cette condition préliminaire n’était pas acceptée. Le divan, auquel l’envoyé turc transmit la demande de l’amiral, s’empressa d’y faire droit, et, dans la matinée du jour suivant, une partie des esclaves français qui étaient à Alger furent rendus.
Duquesne demanda ensuite que Mezzomorte, amiral de la flotte algérienne, et Ali, raïs de la marine, lui fussent remis comme otages. Sa demande fut également accordée, avec d’autant plus d’empressement, que le dey était jaloux de l’influence de Mezzomorte.
La condition la plus rigoureuse pour les Algériens était le payement de l’indemnité d’un million cinq cent mille francs que Duquesne réclamait, indemnité des prises faites sur ses compatriotes. Baba-Hassan déclara à l’amiral français qu’il lui serait impossible de remplir cette dernière condition; mais Mezzomorte, qui voulait à tout prix sortir de la position où il se trouvait, l’engagea à le laisser aller à terre, en lui disant : « Dans une heure j’en ferai plus que Baba-Hassan en quinze jours. » Duquesne, ne comprenant pas le double sens de ces paroles, lui accorda la faveur qu’il demandait. Au moment ou il quittait le vaisseau français, il toucha la main de l’amiral, lui promettant bien-tôt de ses nouvelles. En effet, dès qu’il fut à terre, Mezzomorte se rendit auprès du dey et le fit poignarder par quatre de ses affidés; il endossa son kaftan, fit annoncer son élection au peuple, ordonna d’arborer des drapeaux rouges sur tous les forts et de faire feu de toutes les batteries sur la flotte ennemie. Puis il envoya un officier français, M. Hayet, à l’amiral, avec recommandation de lui dire que, s’il lançait encore des bombes, il ferait mettre les chrétiens à la bouche des canons.
Les négociations étant rompues, le bombardement recommença. Mais les nouveaux ravages que faisaient les galiotes exaspérèrent à tel point la milice et le peuple, qu’un Anglais, homme influent, en profita pour provoquer les sanglantes exécutions dont Mezzomorte avait menacé l’amiral. Les domestiques du père Levacher ayant mis du linge à sécher sur la terrasse de la maison consulaire, l’Anglais fit accroire au peuple que c’étaient des signaux qu’on faisait à la flotte.
Les portes du consulat furent aussitôt enfoncées; on pilla tout ce qui s’y trouvait. Le consul était perclus de ses membres depuis qu’il avait eu la peste à Tunis; les forcenés le portèrent sur sa chaise, et dit un ouvrage du temps, « ils conduisirent cette innocente victime à la mort qu’ils voulaient lui faire souffrir sans aucune formalité; car, l’ayant mené sur le môle, le dos tourne à la mer, ils chargèrent un canon de poudre, et, après avoir mis le serviteur de Dieu à la bouche, toujours assis dans sa chaise, ils lui firent mille indignités, et, ayant fait mettre le feu au canon, ils sacrifièrent ce saint homme à leur rage et à leur désespoir. Le canon creva, mais il avait eu tout l’effet que ces misérables en avaient attendu, car il consuma la plus grande partie de cette victime. Les restes de son corps et de ses habits furent ramassés par des chrétiens, qui les conservèrent comme de précieuses reliques; il y eut même des Turcs qui en voulurent avoir, pour se ressouvenir d’un homme dont les vertus et la rare prudence les avaient charmés pendant sa vie. »
Ce meurtre fut suivi de celui de vingt autres chrétiens, qui périrent de la même manière.
Il y avait, parmi les prisonniers français que l’on conduisait au lieu du supplice, un jeune homme appelé Choiseul, plein de calme et de résignation. Dans des temps plus heureux, il avait fait prisonnier un raïs algérien et l’avait traité avec beaucoup d’égards. Celui-ci, redevenu libre, conserva le souvenir de ces bons traitements, et, au moment où Choiseul fut mis à la bouche du canon, il le reconnut. Aussi-tôt il s’élança pour embrasser le malheureux Français, déclarant qu’il mourrait avec lui si on ne lui faisait pas grâce. Cet acte de fraternel dévouement aurait dû les sauver tous deux; mais la férocité des Algériens était tellement excitée par le carnage, qu’ils n’écoutèrent pas même les prières de leur compatriote, et, au lieu d’une victime, le même coup de canon en fit deux.
Tel était l’état des choses, lorsque les bombes vinrent à manquer. Une soixantaine de maisons et quelques mosquées avaient été renversées: les rues étaient pleines de décombres; quatre cents personnes avaient péri, et trois gros corsaires avaient été coulés dans le port. Mais les Algériens résistaient encore et ne faisaient pas de propositions. M. de Seignelay envoya M. Dussault auprès du dey pour sonder ses dispositions; celui-ci déclara que, l’amiral Duquesne n’ayant pas traité après la remise des esclaves, il s’ensevelirait sous les ruines d’Alger plutôt que d’entamer de nouvelles négociations avec lui.
Après une telle réponse, l’escadre française, se trouvant hors d’état d’agir, partit, et rentra à Toulon le 25 octobre, ramenant un grand nombre de captifs.
L’année suivante, M. Dussault fut envoyé à Alger pour prendre des arrangements avec Mezzomorte; celui-ci était alors en butte à diverses conspirations et avait été grièvement blessé à la figure dans une émeute provoquée par les agents du bey de Tunis.
Il était tellement disposé à faire la paix, qu’il déclara à M. Dussault que, si le roi la voulait une fois, lui la voulait dix; mais le divan entravait toujours les négociations. Enfin, le 1er avril, M. de Tourville arriva devant Alger avec une nombreuse escadre pour presser la conclusion du traité. Après vingt-trois jours de négociations, on s’entendit sur les conditions, et la paix fut signée le 25 avril 1684, au grand dépit des Anglais et des Hollandais, qui avaient mis en jeu toute sorte d’intrigues pour entraver la négociation. Les esclaves furent rendus de part et d’autre, et le dey envoya un ambassadeur à Paris, pour faire ratifier le traité par Louis XIV lui-même.
Ce traité portait en substance que le commerce international des deux pays serait fait librement et sans obstacle: que tous les esclaves français retenus en Algérie seraient rendus: que tous les bâtiments naviguant sous pavillon français seraient respectés par les navires algériens, qui, de leur côté, seraient respectés par les vaisseaux du roi de France; que les navires français venant chercher un refuge contre l’ennemi dans le port d’Alger seraient défendus par les Algériens eux-mêmes; que tous les Français pris par les ennemis de la France et conduits à Alger seraient remis en liberté; que si quelque navire se perdait sur les côtes, il serait secouru par les Algériens comme leurs propres navires; que le consul français établi à Alger aurait dans sa maison le libre exercice du culte chrétien, tant pour lui que pour ses coreligionnaires; que les différends survenus entre un Français et un Turc ne seraient pas portés devant les juges ordinaires, mais devant le divan; enfin, qu’un navire de guerre français venant mouiller à Alger, le dey, sur l’avis du consul français, ferait faire les saluts d’usage, etc., etc.
Mais les corsaires algériens ne purent rester longtemps dans l’inaction; quelques mois après la signature de ce traité, ils couraient déjà sur les navires anglais, et, dès 1686, ils capturèrent sans le moindre scrupule les bâtiments français. Vers la fin de cette année, leurs expéditions devinrent si nombreuses et les pertes du commerce français si considérables, que le ministre de la marine fut obligé d’ordonner une chasse à outrance contre tout corsaire algérien qui serait rencontré dans la Méditerranée, et une prime considérable fut accordée pour chaque capture. Le pacha qui gouvernait alors l’odjack en l’absence du dey, fit piller, à titre de représailles, la maison consulaire de France, et M. Piolle, consul, fut jeté dans les bagnes.
Le pacha se préparait sérieusement à la guerre; il fil commencer la construction d’un fort au cap Matifoux. Mais, afin de gagner du temps, il écrivait à M. de Vauvré, intendant de la marine à Toulon, pour faire des ouvertures de paix. La France ne fut pas dupe du stratagème.
Lorsque ses lettres arrivèrent, une escadre allait mettre à la voile sous le commandement du maréchal d’Estrées, et rien ne suspendit le départ.
L’escadre mouilla devant Alger à la fin de juin 1688.
Le maréchal adressa aussitôt au pacha la déclaration suivante : « Le maréchal d’Estrées, vice-amiral de France, vice-roi d’Amérique, commandant l’armée navale de l’empereur de France, déclare aux puissance; et aux milices du royaume d’Alger que si, dans le cours de cette guerre, on exerce les mêmes cruautés qui ont été ci-devant pratiquées contre les sujets de l’empereur son maître, il en usera de même avec ceux d’Alger, à commencer par les plus considérables, qu’il a entre les mains, et qu’il a eu ordre d’amener pour cet effet avec lui. Ce 29 juin 1688. »
Il paraît que l’emploi des bombes avait singulièrement frappé les Algériens, car Mezzomorte répondit sur le revers de cet écrit : « Vous dites que si nous mettons les chrétiens à la bouche du canon vous mettrez les nôtres à la bombe : Eh bien, si vous tirez des bombes, nous mettrons le roi des vôtres au canon. Et, si vous me dites : — Qui est le roi? — C’est le consul. Ce n’est pas parce que nous avons la guerre, c’est parce que vous tirez des bombes. Si vous êtes assez forts, venez à terre, ou tirez le canon avec les vaisseaux. » Pendant quinze jours, le feu des galiotes ne discontinua pas et fit des ravages affreux dans Alger. Dix mille bombes furent lancées; elles avaient renversé un grand nombre de maisons, tué beaucoup d’habitants, coulé cinq gros corsaires, démantelé la plupart des batteries, et rasé la tour du Fanal.
Mezzomorte fut lui-même atteint d’un éclat de bombe à la tête. Ces ravages, au lieu de faire fléchir les Algériens, amenèrent de nouveaux actes de cruauté. Le père Montmasson, vicaire apostolique, ancien curé de Versailles, fut leur première victime; puis on immola successivement à la bouche des canons le consul Piolle, un religieux, sept capitaines et trente matelots.
En apprenant ces scènes de carnage, le maréchal d’Estrées ne put contenir son indignation; il fit égorger dix-sept des principaux Turcs qu’il avait à son bord, et placer leurs cadavres sur un radeau qu’on poussa vers le port; puis il rentra à Toulon avec son escadre.
Cependant ces actes de cruauté étaient loin d’amener la paix et la sécurité. Le gouvernement français le sentait bien; aussi, l’année suivante, se prévalant des lettres écrites à l’intendant de la marine à Toulon, fit-il de nouvelles tentatives qui eurent un plein succès. Un traité de paix fut conclu, et Mohamed-el-Emin-Cogea se rendit à Paris en qualité d’ambassadeur du dey, avec la mission de demander au roi la ratification de ce traité. Il fut présenté à Louis XIV le 20 juillet 1690, qui y apposa lui-même sa signature.
( l’Algérie ancienne et moderne, par Léon Galibert.)
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