La Mort du Caïd Turc El-Hadj-Ismaël De Bordj Sebaou
26 11 2019
Tizi -Ouzou – Gorges du Sebaou
La mort du caïd turc de Bordj-Sebaou, qui a donné lieu au chant (Ici), est un des événements qui ont eu le plus de retentissement dans le pays kabyle pendant la période de la domination turque.
Bien que cette scène de meurtre remonte au 19ème siècle, il n’a pas été possible d’en déterminer la date d’une manière précise. Les fils de Mehammed-n-Aït-Kassi, l’un des principaux acteurs de cet événement, n’ont pu donner à cet égard que des renseignements très-vagues. Tout ce dont ils ont souvenir, c’est que les faits se passèrent un jeudi du mois de ramadan, à l’époque de la récolte de l’orge et des fèves. Or, cette récolte ayant lieu dans la vallée du Sebaou à la fin de mai, on peut en conclure (que l’événement qui nous occupe se passa vers 1824 ou 1825.
A cette époque, les Âmraoua étaient, comme les autres tribus kabyles, divisés en deux partis ou çoffa, qui avaient des ramifications dans tout le pays environnant. Le parti des Âmraoua d’en haut (çoff iâmraouien ou fella), ainsi nommé parce que la plus grande masse de ses adhérents habitait la partie supérieure de la vallée du Sebaou, avait pour chefs principaux Mehammed-n-Aït-Kassi, cheikh de Temda-el-Blat: Ahmed-Azouaou,cheikh de Tikoubaïn: Mançour-Abou-khalfiou, cheikh des Aït-Bou-Khalfa, et Cheikh-ben-Yahia, de Tizi-Ouzzou.
Le parti d’en bas (çoff bou adda), composé surtout d’Âmraoua du bas de la vallée, des gens de Taourga, etc. avait à sa tête Ali-ou-Mahiddin, cheikh de Taourga: Mançour-Abelouch, cheikh de deux fractions de Isikhen-ou-Meddour, et Ahmed-Henni, cheikh des Abid de Chemlal.
Le gouvernement turc, ayant convoqué le goum du Sebaou pour une expédition dans le sud, plusieurs des chefs du parti d’en haut, pour un motif ou pour un autre, ne répondirent pas à l’appel et restèrent dans leurs villages. Dans le cours de l’expédition, leurs ennemis du parti opposé, mettant à profit leurs relations journalières avec l’agha turc qui commandait le camp, lui présentèrent cette abstention comme un symptôme de mauvais vouloir et même de révolte contre le pouvoir existant. Ces accusations, sans cesse répétées, tirent sur l’esprit du haut fonctionnaire turc une telle impression que, en rentrant à Alger, il fit nommer aux fonctions de caïd du Bordj-Sebaou un Turc nommé El-Hadj-Ismaël, qui occupait un emploi dans le service du port d’Alger, et lui donna pour mission spéciale d’attirer dans un guet-apens et de mettre à mort les chefs du parti d’en haut qui lui étaient le plus suspects.
Le nouveau caïd, en arrivant dans son commandement, chercha tout d’abord à faire naître un conflit qui pût lui servir à motiver, sinon à justifier, aux yeux des populations, l’acte de violence qu’il méditait. Etant allé un jour sur le marché du samedi des Âmraoua, il donna l’ordre d’arrêter un homme du village d’Atouch, chez les Aït-Ouaguennoun, qui appartenait au parti d’en haut. Une pareille violation de la neutralité des marchés, toujours respectée des Kabyles, ne pouvait manquer d’exciter du désordre. Les gens du parti d’en haut, indignés, montèrent à cheval, attaquèrent vigoureusement les agents du Makhzen et se firent rendre de force le prisonnier. Le caïd, qui avait quitté le marché avant l’exécution de son ordre, revint sur ses pas, apaisa l’affaire et promit d’oublier ce qui venait de se passer. Ces promesses rassurantes ne trompèrent personne; à partir de ce jour, les Kabyles, habitués à la façon d’agir des Turcs, s’attendirent à voir le caïd tirer une vengeance éclatante de l’atteinte portée à son autorité.
Peu de temps après, El-Hadj-lsmaël envoya l’ordre à tous les goums de la vallée de se réunir autour du Bordj-Sebaou. Pour écarter les soupçons et faire croire à un projet de razia, il avait prescrit à chaque cavalier de se munir de deux jours de vivres.
Tous les chefs furent exacts au rendez-vous; les amis du caïd étaient déjà réunis dans le bordj, lorsque les chefs des Âmraoua d’en haut arrivèrent avec leurs contingents. Le caïd aussitôt fit prévenir ces derniers qu’il désirait leur parler. Cinq d’entre eux se dirigèrent vers le bordj; c’étaient les nommés Mehammed-n-Aït-Kassi, Mançour-Abou-Khalfiou, Ahmed-Azouaou, un de ses frères, et Âmeur-ou-Henda de Temda. Mis en défiance par la scène du marché, ils avaient caché leurs pistolets sous les burnous.
A peine étaient-ils entrés dans la cour du bordj (1), que la porte se fermait derrière eux et qu’Ali-ou-Mahiddin de Taourga abattait, d’un coup de tromblon, Mançour-Abou-Khalfiou. En même temps, des gens apostés se jetaient sur les autres chefs pour les égorger.
Mehammed-n-Aït-Kassi parvint à se dégager des assaillants qui l’entouraient, et se dirigeant vers le caïd, présent à la scène, l’étendit roide mort d’un coup de pistolet. Grièvement blessé lui-même à la main par son arme, qui avait éclaté, il ne put faire usage de son second pistolet et tomba bientôt sous les coups de yatagan portés par le chaouch du caïd.
Mançour-Abou-Khalfiou, blessé par Ali-ou-Mahiddin, n’était pas mort; rassemblant le peu de force qui lui restait, il déchargea un de ses pistolets sur le chaouch qui venait de frapper Mehammed-n-Aït-Kassi et le tua.
Ahmed-Azouaou chercha aussi à vendre chèrement sa vie; mais l’un de ses pistolets rata; le chien du second, embarrassé dans les plis du burnous, s’abattit sans mettre le feu à la poudre, et il succomba bientôt sans pouvoir se venger. Son frère eut le même sort.
Âmeur ou Henda parvint seul à se sauver. Profilant du désordre occasionné par la lutte, il s’élança vers la terrasse du fort, escalada le rempart et courut vers les cavaliers de son parti, qui, après un court engagement avec les gens du caïd, se dispersèrent et allèrent donner l’alarme dans leurs villages.
Le caïd n’avait confié le secret de la trahison qu’il projetait qu’à un seul homme des Âmraoua d’en haut, le nommé Oubadji, originaire des Aït-Iraten, mais établi à Temda-el-Blat, où il avait acquis une certaine influence en se mettant à la tête des ennemis de la famille des Aït-ou-Kassi. Il était convenu entre eux que, aussitôt après la mort des chefs, le caïd ferait tirer un coup de canon, et qu’à ce signal, Oubadji, appelant aux armes les gens de son parti, s’emparerait des femmes, des enfants et des troupeaux des victimes. La mort du caïd ayant empêché de donner le signal, ce plan ne put être mis à exécution. Oubadji n’apprit les événements que par l’arrivée des cavaliers échappés du Bordj-Sebaou, et alors il ne disposait plus de forces suffisantes.
Quand les goums des Âmraoua d’en bas arrivèrent, tous les gens qui croyaient avoir quelque chose à craindre avaient eu le temps de se retirer dans la montagne, et ces goums ne parvinrent à saisir que quelques femmes.
Le caïd El-Hadj-Ismaël fut remplacé par un Turc nommé Kour-Othman, qui chercha à ramener le calme dans le pays. Les familles des victimes du guet-apens du Bordj-Sebaou, après avoir séjourné quelque temps dans les montagnes insoumises, finirent par faire la paix avec les Turcs et redescendirent dans la vallée.
Oubadji vécut tranquille à Temda jusqu’à la fin de la domination turque. Après le départ des garnisons turques de Tizi-Ouzzou et de Bordj-Sebaou, les fils de Mehammed-n-Aït-Kassi, profilant de l’anarchie qui régnait dans les tribus, l’attaquèrent dans sa maison et finirent par le tuer.
Les haines soulevées par cette série de meurtres sont restée très-vivaces et divisaient les principales familles de la vallée du Sebaou.
(1) : On a suivi, dans ce récit, la version des fils de Mehammed-n-Aït-Kassi. Un homme firme qui prétend s’être trouvé dans le Bordj-Sebaou, le jour de la scène, et le neveu d’Âli-ou-Mahiddin de Taourga, ont affirmé, d’un autre côté, que les chefs kabyle ne furent assaillis que quelque temps après leur entrée dans le fort, alors qu’ils étaient assis autour d’un plat de couscous servi à leur intention par ordre du caïd.
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