Les repas d’asfel : un rite d’expulsion du mal dans le Djurdjura en Kabylie au XIXe – XXe siècle

28 01 2019

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les repas d’asfel : un rite d’expulsion du mal dans le Djurdjura en Kabylie au XIXe - XXe siècle dans Coutumes & Traditions 1543670879-pacification-mechoui2

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

Les At Budrar ou gens de la montagne, dans les monts du Djurdjura en Kabylie (Algérie) ont de nos jours un régime alimentaire semblable à celui des citadins démunis. Ils achètent le lait, le pain, les yaourts, la sardine et les conserves ainsi que l’huile de fabrication industrielle car le gel en altitude (au delà de 700 mètres) ne favorise pas la culture des oliviers. De plus, les années de guerre contre le colonialisme (1954-1962), dix années de terrorisme ont transformé les terres de parcours dans la montagne en maquis, ce qui a coupé les montagnards de leur terroir et des ressources que leur procurait l’élevage d’appoint. Seule, la culture des jardins et vergers, l’eau étant rationnée en été, les pourvoit en légumes et fruits de saison. Le reste de l’alimentation est acheminé de la ville ou acheté dans les commerces de villages ou aux camions ambulants qui sillonnent quotidiennement la montagne. Si les nourritures tendent à la standardisation aujourd’hui, cela n’était pas le cas aux siècles passés à forte activité agricole.

 

 

L’alimentation des At Budrar au moment de la conquête coloniale était à base de céréales (orge, sorgho) qu’ils achetaient en plaine car ils ne les produisaient pas en quantité suffisante. De même qu’ils se rabattaient sur des nourritures d’appoint comme les légumineuses (lentilles, féveroles) ou les fruits secs (figues sèches, caroubes, glands) pour enrichir leur régime alimentaire ou affronter sa précarité.

 

Des disettes épisodiques rythmaient l’approvisionnement en denrées alimentaires. Un vaste réseau de « zawiya », établissements religieux parait à ces manques en organisant les aides et les dons La colonisation avait tôt fait en 1863 de fermer ces zawiya qui battaient en brèche sa souveraineté, en proposant un système de sécurité sociale aussi efficace.

 

Les At Budrar sont une tribu de la confédération des (Igawawen), habitants du massif agawa, qui occupe le versant nord du Djurdjura. Le territoire de la tribu est d’un relief escarpé ; Les villages sont situés entre 700 m et 1 200 m d’altitude. C’est un territoire rocheux composé de granites, de gneiss, de micaschistes et de calcaires qui produisent un sol rouge, maigre. Sur une montagne aussi dénuée en ressources, la densité humaine était impressionnante au XIXe siècle puisque Carette et Hanoteau en 1857 au moment de la conquête du bastion montagneux par l’armée française, recensaient 100 hab/km1.

 

Pour une société paysanne traditionnelle, seule une diversification des activités économiques permettait de subvenir aux besoins d’une telle concentration humaine. L’agriculture vivrière, doublée d’un engraissement de bœufs durant les chaleurs d’août permettait  aux montagnards de labourer en plaine pour s’approvisionner en orge et enfin vendre leurs attelages sur les marchés en automne. Le colportage permettait d’écouler les produits de l’artisanat et introduisait la monnaie si précieuse pour le bastion montagneux. L’état central profitait de la présence des montagnards sur les (ssuq), marchés des villes pour leur soutirer (lmuks), l’impôt sur l’étalage de la marchandise au marché, eux qui étaient réfractaires à tout prélèvement fiscal.

 

Avec une telle économie de subsistance, les montagnards, tout statuts confondus, devaient prévoir leurs (tiram), rations alimentaires quotidiennes et saisonnières. Leur cuisine se caractérisait par son uniformité, galette au déjeuner et couscous au dîner. Toute fantaisie était bannie. Seuls quelques marchands et leurs acolytes (notables), brusquement enrichis par le régime militaire en place rivalisaient en opulence et se gavaient pour mieux se distinguer.

 

Mais tous, lors de leurs repas ordinaires ou extraordinaires, observaient l’incompatibilité, de ne jamais mélanger le sec et l’humide.

 

Nous allons voir comment en ce siècle troublé, une cuisine périodiquement hantée par la disette pouvait-elle se permettre de proscrire certains mélanges d’aliments comme (azegzaw/aquran), le sec et l’humide. Comment demeurer souverain dans l’indigence.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LES BOULEVERSEMENTS SOCIO-ÉCONOMIQUES DU XIXe SIÈCLE

 

Le XIXe siècle est un siècle de bouleversements : le sol de la Kabylie du Djurdjura est foulé pour la première fois par une armée. Un régime militaire est institué spoliant les tribus de leurs terres, provoquant révoltes populaires, déplacement de populations, émigrations vers la Syrie et déportations au bagne de Cayenne. Le régime civil décrété après 1871 a encore plus paupérisé les populations. En l’espace d’un siècle de (1830 à 1900), la population de l’Algérie a baissé de 25 %. Les villageois ont dû reconstruire leurs demeures détruites deux fois en une génération. Des disettes suivies d’épidémies (1852-1854), (1863-1868) ont jalonné le siècle sans compter les conséquences désastreuses des insurrections populaires sur la démographie et le niveau de vie des populations.

 

La colonisation a tracé les axes routiers, comptant ouvrir des marchés pour écouler des produits alimentaires inconnus des montagnards et créer de nouveaux besoins. Ainsi, elle imposait de nouvelles structures sociales aux communautés villageoises.

 

Les tribus ont dû réviser leurs articles de lois car elles étaient confrontées à des délits inconnus jusqu’ici et ont institué un cortège d’amendes payées en espèces.

 

De nouvelles fonctions entre (tajmaεit), assemblée de village et (zawiya), institution religieuse se sont dessinées. Des (caïd) notables à la solde de l’occupant ont concurrencé les autorités religieuses qui ont assisté, impuissantes, à la fermeture de leurs institutions. De nouveaux impôts autres que coraniques ont appauvri les populations : patentes, autorisations de colporter, impôts de guerre, amendes, usure, pots de vin…

 

Alors que jusqu’ici les montagnards se suffisaient de peu jusqu’à l’ascétisme, ils considéraient que s’attarder à table était un indice d’impotence et de sénilité. Ces parvenus, fraîchement enrichis étalaient leurs richesses. Et quoi de plus démonstratif que d’ouvrir sa table à des hôtes pour leur signifier sa différence sociale ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 REPAS ET DIFFÉRENCIATIONS SOCIALES

 

L’usage de l’écriture structure hiérarchiquement les sociétés. Ces dernières utilisent l’écrit pour communiquer parce qu’elles s’en donnent les moyens. Elles sécrètent un corps de scribes qu’elles entretiennent sans que ces derniers n’aient à exercer leur force de travail ; Ils vivent de ce que la société consent à mettre à leur disposition, c’est à dire l’impôt.

 

Dans la communauté villageoise de haute Kabylie At Budrar du début du XIXe siècle, les lignages religieux (imrabden) représentaient l’autorité à l’échelle de la tribu. Ils étaient les détenteurs du (eilm), l’exégèse religieuse, de la transmission des généalogies, des calendriers (ruznama) et des techniques paysannes. Ils avaient recours à l’écriture et ainsi, ils bénéficiaient des richesses que leur cédait la communauté villageoise, souvent en nature, rarement en espèces.

 

Les Imrabden participaient aux cérémonies collectives où l’on consacrait la cohésion du groupe mais se singularisaient par des rituels qui leur étaient propres comme de prendre leur repas à part, en redoublant de purification. Leurs épouses ne participaient pas aux cérémonies collectives. Elles demeuraient cloîtrées toute l’année, à la différence des paysannes qui vaquaient quotidiennement aux champs.

 

On ne se distinguait pas dans les communautés villageoises en consommant des nourritures rares, précieuses, qu’on faisait venir de par delà les mers, comme c’est le cas dans l’économie industrielle, mais en restant sur un quant-à-soi, en observant une attitude de réserve. Seuls les «merkanti » les mercantiles, c’est ainsi qu’on les nommait, ceux que la colonisation avait enrichis, les nouveaux maîtres caïd, bachagha, étalaient leur train de vie fastueux. Sidi Lğudi, un « amrabed » lettré, patron des colporteurs et chef de file des merkanti percevait des revenus de 246 000 francs ; quand 100 kg de blé coûtaient 12 francs et que les revenus d’un paysan ne dépassaient pas 200f/l’année c’est-à-dire 24 000 fois plus que la moyenne de la population villageoise. Il se déplaçait à cheval et acheminait les denrées les plus rares en montagne. Il entretenait une garde personnelle, des musiciens attitrés.

 

Ces merkanti engageaient des villageois à leur service, consommaient à volonté, non (lqut azuran), les nourritures frustes mais (lefnun), des mets de choix. Certains, pour se distinguer, allaient jusqu’à jeter les restes au vu de villageois affamés. Blé, beurre, miel, sucre, amandes, café, épices, denrées rares et précieuses en montagne, étaient incorporées à leurs recettes. Le couscous au beurre, raisins secs et miel, caractérisé par le mélange salé/sucré est devenu un plat de fête en montagne. C’est ainsi que le (msemmen), feuilleté pétri originairement à la façon paysanne à l’huile d’olive est préparé avec du beurre, du sucre et des œufs. Les merkanti battaient en brèche l’éthique des zawiya qui interdisait de manger plusieurs sortes de viandes à un même repas et de ne rien manger en dehors des moments fixes des repas 8 c’est-à-dire au petit déjeuner, déjeuner, goûter, dîner.

 

L’économie marchande au XIXe siècle a propulsé une classe de marchands qui tentait de se libérer des contraintes de la morale stricte des zawiya et de leur autorité pesante, sans pour autant réussir à instaurer de nouvelles règles sociales.

 

Si la colonisation et la densité des échanges ont changé les rapports économiques et sociaux des communautés villageoises, ce n’est pas pour autant que les systèmes de pensée, les représentations des acteurs sociaux ont connu la même célérité dans le changement. Les villageois, tout types confondus ont continué à reproduire les catégories, les gestes, les croyances et les archaïsmes paysans.

 

Pour reconstituer l’histoire sociale de la région, nous avons confronté les données orales et les anecdotes que la mémoire collective a conservées parfois en les transfigurant, avec les données d’archives, les rapports de militaires en poste dans la région car comme l’affirme si bien Goody : « on ne peut faire du terrain dans le passé».

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

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L’INCOMPATIBILITÉ SEC/HUMIDE DANS LES REPAS DES VILLAGEOIS

                                        

 Les demeures familiales des villageois, qu’ils soient paysans, lettrés ou marchands étaient des lieux de convivialité. Les « zawiya », elles, dispensaient le savoir, le gîte et le couvert. Le même souci d’équité quant à la répartition des nourritures parmi les convives, selon leur statut et l’âge, était pratiqué dans les zawiya ainsi que dans les demeures privées. Le chikh Muh’and ulh’usin (1830- 1901), le représentant de la (Rah’manya), confrérie religieuse dans le Djurdjura, ne présentait pas le même repas à ses (ziyar), pèlerins. Il présentait de la galette d’orge et des figues sèches aux gueux, du couscous à l’homme du commun et du couscous beurré avec de la viande aux autorités.

 

 Le rationnement, parfois même le renoncement quand l’étranger venait demander l’hospitalité, prévalaient dans l’univers villageois.

 

On se différenciait entre villageois : lettrés/ paysans, hommes/femmes, par le volume de la ration de céréales et d’huile qu’on ingurgitait. Les femmes consommaient de la farine de glands quand les hommes avaient de l’orge, des abats quand aux hommes était dévolue la viande. Les portions des imrabden étaient relativement variées et suffisantes alors que les rations des paysans étaient moindres. On recevait l’étranger en présentant des fruits de saison ou en le conviant à un repas. Les boissons comme les laitages pouvaient tenir lieu de repas en été, accompagnées d’un quart de galette.

 

On écartait tout plaisir attaché à la nourriture. L’aïeule mesurait avec une écuelle destinée à cet usage la mesure de grains de chacun des membres de la maison. Elle tenait les clefs de la soupente. La (taεrict), soupente ou un (agranyu), sorte de placard en bois étaient dévolus à l’entrepôt du ravitaillement. L’entrepôt contenait les (ikufan), silos bâtis en terre, (aqeffu), paniers d’alfa tressés quand on était plus riche, et dans les zawiya, les coffres où l’on engrangeait les provisions de bouche. Un coffre pouvait contenir jusqu’à cinq quintaux de grains. La collecte des plantes de disette était un savoir-faire soigneusement transmis lors de cérémonies rituelles comme (ah’bul n yennayer) la galette du nouvel an. La viande était présente aux repas des colporteurs ou des « imrabden», autorités religieuses, le jour de (ssuq), de marché ou lors de fêtes, sacrifices agraires, cérémonies religieuses. On avait un tel besoin de produits carnés que pour (lεaid), la fête du grand sacrifice, on consommait de la viande déjà la veille, jour de marché. On procédait avant les fêtes à un sacrifice communautaire, ainsi on restait digne et on évitait la gloutonnerie le grand jour. Seules quelques familles de marchands dans le sillage de Sidi Lğudi n’avaient pas cette attitude de respect des autres, de crainte et d’humilité. Ils osaient se démarquer et ne cachaient pas leurs richesses.

 

Le café que les (an budali), frères errants car disciples de la confrérie « Rahmanya » avaient introduit dans l’univers villageois, est resté jusqu’à la seconde guerre mondiale réservé aux aïeux et aux (chikh), autorités religieuses. Seules les familles de merkanti autorisaient leurs filles à consommer du café et exigeaient dans le contrat de mariage que ce droit à la consommation quotidienne de café soit scrupuleusement respecté.

 

Mais eux aussi continuaient à échelonner leur ravitaillement le long des saisons et à stocker leurs provisions.

 

L’ordre alimentaire oscillait entre la monotonie des repas quotidiens qui représentait la norme, les repas extraordinaires « abeddel imensi » et les disettes qui, si elles perduraient, engendraient la faim avec son concert de maladies et d’épidémies.

 

 Quand on faisait un écart à la norme, on conviait les proches et les filles de la maisonnée mariées au village. Les merkanti, eux, improvisaient. Ils n’attendaient pas les réjouissances habituelles pour procéder à des sacrifices, échapper à l’uniformité des repas paysans.

 

On dérogeait dans l’univers villageois à l’uniformité des repas lors de :

– Fêtes religieuses : (εaïd, εacura, mulud)… pèlerinage à la Mecque.

– Cérémonies privées : mariages, circoncisions, deuils.

– Rituels agraires : repas des labours, des moissons, de transhumance, de (tiririt uzal) sortie du petit bétail au printemps. Ces rituels agraires se sont aujourd’hui amalgamés aux cérémonies religieuses. De nos jours, le déclin de la paysannerie, voit le calendrier religieux prendre le pas sur le calendrier agraire. Il ne saurait y avoir de repas extraordinaire, de cérémonie agraire ou religieuse sans sacrifice, aussi mineur soit-il, une poule ou un lapin par exemple. Au XIXe siècle, sacrifier impliquait de convier le quartier, c’est à dire sa parentèle, au repas. Un repas de sacrifice qu’on ne partageait pas était un délit que l’assemblée du village punissait : le délit de (taseglut), un manquement à la solidarité villageoise.

 

Les merkanti distribuaient des aliments lors de cérémonies au cours desquelles on scellait des contrats (waεda), repas festifs, pèlerinages. Ils ne respectaient pas les lois en vigueur dans les villages « qanun » qui stipulaient que les sacrifices soient réservés aux jours de marché ou en obtenant au moins l’autorisation de l’assemblée de village.

 

Et c’est dans le repas d’«asfel», repas extraordinaire préparé collectivement, qu’émerge la signification de l’incompatibilité entre le sec et l’humide. Sa fonction consiste à conjurer le mal, surtout la sécheresse, le plus grand des maux en pays méditerranéen, car elle vide le village de ses habitants. C’est par le rituel d’obtention de la pluie que s’est conservée la signification de l’énoncé performatif : on ne mélange pas le sec et l’humide.

 

Au cours de la cérémonie agraire, expression du rituel de conjuration de la sécheresse, nommée la mariée de la pluie (tislit n wenzar), les femmes reproduisaient des gestes multiséculaires. Les hommes, eux, réalisaient le rituel en récitant la prière canonique d’obtention de la pluie dite (salat listisqaa). Si le rituel de conjuration de la sécheresse, et par extension de renvoi du mal « asfel» en le transférant vers l’animal sacrifié, voit ses caractéristiques présentes encore aujourd’hui dans le champ culinaire alors que d’autres rituels paysans n’ont pas laissé de traces, c’est parce qu’au XIXe siècle ont sévi sécheresses et épidémies. Ce qui explique la redondance d’asfel.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE COUSCOUS D’«ASFEL» ENTRE HIER ET AUJOURD’HUI

 

Les rapports coloniaux décrivent avec force détails les cérémonies de conjuration de la sécheresse que les zawiya dirigeaient. Daumas évoquait le déroulement du rituel.

 

Si les rapports des administrateurs au XIXe siècle ont porté une telle attention à ces rituels de rogation de la pluie c’est parce qu’ils étaient pertinents et ostentatoires. Les zawiya donnaient la représentation de leur autorité par ces cérémonies. Ce qui n’excluait pas l’efficacité du geste de prière pour demander les pluies et la fin des malheurs.

 

Les paysannes reléguées hors de l’espace public réalisaient leur performance. Elles formaient des processions, brandissaient une cuillère en bois (agenja) drapée d’étoffes comme une poupée et chantaient l’hymne à la pluie (anzar). À chaque demeure, elles s’arrêtaient pour mendier des provisions afin de cuisiner le couscous d’« asfel ». Les femmes de lettrés confinées en leurs demeures participaient en faisant des dons substantiels. Les épouses de merkanti se surpassaient en mettant à la disposition des paysannes des denrées précieuses. C’est ainsi qu’»asfel» décline des variantes de couscous. On a coutume de dire que sur le couscous s’est fondé le monde, du plus humble (un couscous d’orge au poulet avec de la graisse rance), au plus précieux (un couscous de blé au beurre garni de raisins secs, au poulet et à la viande séchée. Voilà l’interdit des zawiya de ne pas manger deux types de viandes à un seul repas, bafoué.

 

Le rituel d’(asfel) s’est faufilé jusqu’à nous par le soin de femmes qui ont su réinventer sa fonction à chaque génération. Il porte une telle densité sémantique qu’il a pu épouser l’esprit des temps et lieux les plus divers, puisque même parmi les citadins, certains le pratiquent encore, à ce jour. En ce mois d’avril 2006, alors que guette le spectre de la sécheresse, la presse locale fait état quotidiennement de cérémonies d’« asfel » qu’accomplissent les paysannes de Kabylie. Si les zawiya au XIXe siècle toléraient l’expression du rituel inscrit au cœur des pratiques paysannes, une certaine interprétation de l’Islam considère de nos jours le cérémonial féminin du rituel comme peu orthodoxe.

 

Dans le repas d’« asfel », les ingrédients qu’on incorpore sont toujours secs. On ne met jamais de légumes frais dans le couscous d’« asfel ». Les légumes frais ou verts «tizegzewt » sont la quintessence de l’humide, les légumineuses trempées ne comptent pas parmi les nourritures humides. Du sel, la viande est salée et séchée. Ce condiment symbolise le monde des hommes unis, en lutte avec leur quotidien en opposition à celui des esprits malins « djinn». « Il est l’instrument d’une communion entre les hommes dont il sanctionne la solidarité ».

 

On ajoute des légumineuses qu’on a préalablement grillées, épluchées (lentilles, fèves, haricots secs). Une part de ces légumineuses est broyée et introduite telle quelle dans le bouillon. Les deux tiers de la portion de légumineuses sont préalablement trempés et plongés dans le bouillon. Des échalotes sont rajoutées entières à la sauce et serviront de garniture sur le plat de couscous à la présentation. Quelques oignons sont hachés, écrasés, enrobés d’aromates et amalgamés au couscous au dernier tour de cuisson à la vapeur. Les oignons et échalotes n’entrent pas dans la catégorie des légumes, du vert mais sont perçus comme des condiments. Des aromates parfument les viandes. Ces aromates sont la propriété des paysannes car ce sont elles qui les plantent et les sèchent pour les servir en guise d’agréments dans leurs préparations. Coriandre, basilic et menthe séchés sont mis à rôtir sur le couvercle de la marmite ce qui exalte leurs arômes et donne l’impression d’une fumigation. Un peu comme l’encens qu’on brûle pour éloigner les esprits malins. Ces aromates sont ensuite mélangés au beurre comme une pommade dont on enduit la volaille, une momification de la volaille. On met d’abord à précuire la volaille aromatisée à la vapeur comme pour mieux transférer le mal vers la volaille. Puis on la plonge dans le bouillon.

 

Cette technique de précuisson de la volaille embaumée ne s’observe que dans la cuisine rituelle. La cuisson vapeur est onéreuse en terme d’énergie, elle nécessite plus de bois de cuisson que le bouilli. Se permettre de cuire deux fois la volaille pour des montagnardes tiraillées par le souci d’économie, c’est la preuve de l’importance du geste pour l’accomplissement du rituel.

 

De nos jours, on finalise la préparation en retirant le poulet cuit de la sauce, et en le mettant au four pour le griller. Ce qui provoque une redondance de la catégorie du sec.

 

Griller, évaporer, saler et enduire d’aromates sont donc des techniques culinaires qui participent de l’acte d’évacuation du mal.

 

Lors de l’accomplissement du rituel d’(asfel) au XIXe siècle, la présence de la communauté était un élément du rituel car on ne saurait renvoyer le mal tout seul. Alors qu’aujourd’hui, le rituel s’est privatisé. D’un rituel tribal quand les zawiya le géraient, il s’est confiné au village puis à l’univers domestique allant jusqu’à l’individuel.

 

Le repas d’«asfel» quand il représentait encore un pan de subculture villageoise, une variante des rituels collectifs, de nos jours tombés dans l’oubli, était accompagné de sacrifices. Selon l’importance de l’enjeu, on pouvait sacrifier un bœuf, un mouton ou un poulet. Je n’ai assisté qu’à des sacrifices de poulets et à des repas d’« asfel » circonscrits au domestique. Mais tout porte à croire que des sacrifices plus importants pouvaient se dérouler. Ne sacrifie-t-on pas encore le taureau la veille de lεaïd?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Article de Houria Oularbi Abdennebi

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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